Sur le postmodernisme (part.3)

Publié le 7 Janvier 2016

« Avant-gardes, etc. C'est très mal pensé, tout ça. Il y a eu une nécessité incontestable. Il a fallu se mettre à la hauteur de l'illisibilité du monde et, se faisant semblable à ce qu'on décrit, faire des livres illisibles. Finnegans Wake, Cantos, un peu Céline (les Guignol's Band). A chercher : pourquoi, alors que le monde continue à éclater, alors que son illisibilité s'accentue, que les dépressions se multiplient, qu'il devient de plus en plus fou, pourquoi donc la désirabilité de l'illisible disparaît, même chez ceux qui l'aimaient vraiment ? Pourquoi une recomposition paraît possible, qui ne serait pas falsification ? Pourquoi un certain type de « roman classique » peut à nouveau être écrit ? »

Philippe Muray

Il existe une idée reçue en littérature sur laquelle je voudrais revenir pour clore mon développement. L'idée que l'on ne peut contenir le monde dans une oeuvre d'art, parce que l'unité de celui-ci aurait été cassée (entre autres par les exactions du XXème siècle), et que de vouloir essayer d'avoir une démarche « démiurgique » en matière de création reviendrait à vouloir recoller les morceaux d'un puzzle depuis longtemps éparpillé. Je suis d'accord d'un point de vue humain. Mais un peu moins d'un point de vue esthétique. Cela revient à asséner (cf. part.1) à des générations qui n'ont pas forcément connu l'holocauste, ou les camps d'extermination staliniens, que le réel ne peut pas être abordé autrement que par le prisme du virtuel ou la démultiplication des points de vue. (Or, ce n'est pas le monde qui est désenchanté, ce sont, le cas échéant, les artistes.) Je ne suis pas d'accord avec cette idée, chère à Magris et à Eco – de grands penseurs par ailleurs. Je pense qu'il est difficile de contenir le monde dans une oeuvre d'art, mais pas impossible. Je crois que c'est cette difficulté qui fait que l'on présente l'entreprise désormais comme désespérée. Mais de toute façon, a-t-il jamais été facile de contenir le monde dans les arceaux de la fiction ?... Le monde n'a-t-il pas été de tout temps complexe, difficile à appréhender, et ardu à représenter dans son ensemble ? L'oeuvre d'art n'est-elle pas une tentative de le contenir, justement, dans les rets d'une subjectivité ? Je ne dis pas qu'il est facile de faire une œuvre, car pour qu'une sensibilité soit originale (c'est-à-dire qu'elle ne soit pas naïve, ou sous influence de l'air du temps), il faut beaucoup de travail, d'observation, d'opiniâtreté. Mais des textes comme La fonction du balai, de D.F. Wallace, ou 2666, de Bolaño – pour ne citer qu'eux dans la production internationale récente – me paraissent remplir cette fonction. Bien que le premier ait été renié par son auteur, et que le second évoque le postmodernisme, je crois que la tentative d'y embrasser le monde dans son entier, c'est-à-dire de se l'approprier, et de bâtir un univers qui soit néanmoins personnel et englobant, y est réussie. Il n'est donc pas impossible de recréer un monde qui ne soit pas une énième déclinaison de la multiplicité des points de vue (alimentant par là-même le mythe gratifiant de la "déconstruction", cher à notre époque) et de proposer une oeuvre singulière. De facon à ce qu'il y ait encore quelque chose de personnel que l'on puisse partager. Je gage en tout cas que c'est possible, pour l'avenir de la littérature, et même pour l'avenir tout court.

Précédents :Sur le postmodernisme (part.1)

Le postmodernisme en littérature (part.2)

L'émiettement du monde (part.3)

Corollaire de lecture : Un truc soi disant super... (critique du postmodernisme par DF Wallace) 

Rédigé par le boldu - blog littéraire

Publié dans #Pensées

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