Publié le 28 Janvier 2013
Après avoir planté le décor du passage Jouffroy (Veilleur de nuit), je vais évoquer les personnages qui l’habitent.
Néva faisait partie du personnel de l’hôtel Liszt. Etant un fervent amateur de littérature russe, la simple évocation de sa géographie fluviale me séduit. Mais, comme la plupart des jeunes femmes russes, Néva s'est avérée une fille bien sûre d'elle-même. Elle avait même un orgueil que je n’aurais jamais imaginé trouver chez une employée d’hôtel. Il faut avouer qu'elle ne se destinait pas forcément à ça. Néva est dynamique, rentre-dedans, volontaire. Ce genre de personnalités m’intrigue. Je me demande jusqu’où elles peuvent aller pour assouvir leur instinct de domination. Le plus souvent, elles s’imaginent que tous les autres sont des faibles, et qu'elles seules sont fortes. Mais ce n’est qu’une vision du monde qui les arrange.
Lundi dernier, nous avons eu ensemble quelques échanges acrimonieux à propos du découpage des tranches de pain de mie pour le déjeuner. Les responsabilités qui m’ont été confiées m’obligent en effet à mettre en place un buffet pour le petit déjeuner tous les matins. Or, le découpage des tranches s’avère depuis peu non conforme à la volonté de notre patron qui préconise, paraît-il, de le faire longitudinalement, c’est-à-dire de façon à offrir à l’oeil du client arrivant la vue appétissante de la mie, plutôt que celle de la croûte... Je fais les frais de son autoritarisme primaire. Mais, voici que quelques jours plus tard, elle revient à la charge, en minijupe dans le hall, et elle me fait la morale comme quoi je n'aurais pas bien sorti les poubelles hier au soir.
Je vois se dessiner, en travers des barreaux de l'escalier qu'elle gravit, les grandes lignes de son curriculum vitae. Néva est moscovite. Elle vient d’une famille de riches fonctionnaires russes qui ont prospéré dans les années 80. Elle n’a jamais fait la vaisselle, ni le ménage. Depuis l'âge de deux ans, elle vit confinée dans un univers de majordomes et de laquais qui lui obéissent, au doigt et à l'oeil. Elle ne sait pas ranger sa chambre ; ni porter ses valises ; ou encore cuisiner. Aussi la France lui apparaît-elle désormais comme un nid de contrariétés et de déconvenues... Elle loge au quatrième étage, dans une chambre de bonne que je ne visiterai pas. Elle a tous les privilèges qu'aucun employé possèdera jamais. (Grâce au patron, qui a semble-t-il lui aussi un faible pour la géographie fluviale.) Elle dort dans les hauteurs de ce bâtiment dont on ne devine que l'architecture, de l'extérieur, qui est tout en recoins et en détours, abritant des passages cachés, des portes dérobée. Et profite des petits déjeuners à l'oeil. Elle a une paire d’yeux que je ne verrai jamais, que lorsqu'elle passe très vite dans le hall, en me regardant à la dérobée, comme si elle ne voulait surtout pas me prêter attention - et qu'il me semble encore aujourd'hui voir passer comme dans un rêve, à travers le voile de son écharpe qui lui file à ravir entre les doigts.
A venir : Les personnages : Mario