Publié le 27 Mars 2013

   

     " Mon Dieu, quel cul de basse fosse répugnant ! Je savais que Providence avait ses taudis, tout comme l'antique Bostonium. Mais du Diable si j'ai jamais rien vu de comparable à cette porcherie grouillante des bas-quartiers de l'East Side ! Nous avons marché, à ma suggestion, au milieu de la rue, car il n'était d'aucune façon souhaitable d'entrer en contact sur le trottoir avec ces êtres hétérogènes que dégurgitaient leurs repaires de briques, incapables de les contenir tous. Et pourtant, par endroits, il y avait des espaces déserts : ces porcs ont d'instinctifs mouvements grégaires, qu'aucun biologiste ordinaire ne saurait sans doute expliquer. Dieu seul sait de quoi ils sont faits – un bouillon immonde où se mêlent des morceaux de charogne sans intelligence, qui offense la vue, l'odorat et l'imagination, même d'un vampire. Plût au ciel qu'un jet bienfaisant de gaz cyanogène vînt asphyxier cette gigantesque fausse-couche, mît fin à cette misère et nettoyât le quartier. Car ces choses organiques – ces Italo-Sémitico-Mongoloïdes – qui habitent ce lieu infernal ne peuvent, quel que soit l'effort d'imagination que l'on fasse, mériter le nom d'humains ou de vampires. Ce sont des composés monstrueux, nébuleux, du pithécanthrope et de l'amibe. Vaguement pétris dans la boue visqueuse et puante que produit la corruption de la terre, ils filtrent et suintent dans les rues répugnantes par les fenêtres et par les portes d'une manière qui évoque surtout le grouillement des vers dans la charogne, ou les entités déplaisantes des mers profondes. Ces êtres – ou plutôt le bouillon de gélatineuse dégénérescence qui les compose – semblaient suinter, s'infiltrer, s'égoutter à travers les lézardes béantes de leurs horribles demeures... Ils me firent penser à des rangées de tonneaux cyclopéens et pestilentiels, pleins jusqu'à en donner la nausée de pourriture gangréneuse, sur le point d'éclater et d'inonder le monde sous un flot d'immondices à demi liquides. Dans ce cauchemar d'infecte perversion, je ne pus rapporter le souvenir d'un seul visage humain ou vampirique. L'individualité grotesque de chacun se trouvait noyée dans une ravageante entité collective qui ne laissait sur la rétine que la vague, spectrale impression de l'esprit morbide de la désintégration et de la dégénérescence : un masque jaune et grimaçant, avec des écoulements d'humeurs acides et gluantes aux yeux, aux oreilles, au nez et à la bouche, des suintements anormalement abondants aux plaies monstrueuses, incroyables, dont leur corps était recouvert. "

      Howard Phillips Lovecraft

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Publié le 25 Mars 2013

    

     La plupart de mes promenades, je les effectue au Père-Lachaise, plus que tout autre espace digne de ce nom où je puisse déambuler sans tomber sur la vue d’un immeuble, ou d’un tricycle d’enfant. On a beau dire, il y a plus gai comme promenade, mais le fait de marcher dans un cimetière ne me dérange pas. Je sens de toute façon quelque chose mourir en moi. Par ailleurs, les allées du Père-Lachaise sont suffisamment changeantes pour offrir des perspectives différentes. De temps à autre, je relève la tête en direction du ciel, et je vois le soleil filtrer à travers les arbres.

     Je me souviens d’une photo que H. avait prise, lorsque nous étions encore ensemble. Nous voyagions en Europe. Ce devait être à Vienne, ou Prague, je ne sais plus. On y distinguait les clochetons d’une grande cathédrale gothique, prise en contre-plongée, et dont les ornements étaient occultés par un enchevêtrement de branchages. L'église paraissait se dédoubler, je me souviens, sous l’effet d’une maladresse qui avait dû avoir lieu lors du développement. Il y avait, dans la façon dont les branches se superposaient, une sorte d'hésitation, comparable à celle que je ressens aujourd'hui en me promenant. Au-dessus de moi, le soleil tremble en passant entre les arbres, et c'est comme s'il faisait ses ablutions à travers les branches.

      Journal, 2002

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Publié le 22 Mars 2013

      Cet article est le prolongement du post Les personnages : Mario

     Il y eut un soir où Mario vint pour me demander s’il pouvait utiliser le téléphone de la réception. Il voulait appeler son émission de radio préférée, Starplus, pour parler à sa chanteuse favorite : Tiffany. Comme j’ignorais tout du coût de la communication, je le laissai faire. Je le vis se ruer comme une couleuvre sur le combiné du téléphone. Une chose en entraînant une autre, il se retrouva bientôt dans la file virtuelle des aficionados à l'émission. Ce que j'ignorais, c’est que Mario avait une bonne étoile pour ces choses-là. S’il n’avait pas été bien loti dans l'existence, il arrivait presque toujours à parler à quelqu'un. « Allo ? finissait-on par lui répondre.... Ah, c'est toi, Mario…». Mario était connu comme le loup blanc. Il avait déjà été pris à plusieurs reprises, et l'on redoutait, plus que tout, ses coups de colère à l'antenne. Mais ce jour-là, il avait mis la barre très haut. Il déclara d’emblée qu’il n’accepterait de parler qu’à Tiffany, car l’affaire qui l'amenait sur les ondes ne les concernait que tous les deux. Moment de blanc dans l'émission. Après une concertation, entre les animateurs, on accepta de la lui passer. Mario commença par lui déblatérer d’amers reproches, comme quoi elle n’avait pas chanté une certaine chanson lors de son dernier concert à Montpellier. La chanteuse lui répondit que la chanson avait dû être déprogrammée, en effet, pour des « raisons techniques ». Mais Mario ne s'en laissa pas conter pour autant. Quelques minutes plus tard, il revint à la charge en lui demandant pourquoi, dans ce cas, elle l’avait chantée le lendemain aux arènes de Nîmes, dans des conditions plus que comparables. Tiffany se sentit obligée de s'en remettre au psychologue de l'émission, Le Docqui intervenait dans quelques minutes. Changement d'interlocuteur au bout du fil. Le psychologue expliqua à Mario qu'il n'y avait pas de raisons de s'énerver, qu'on avait justement la possibilité de la lui reprogrammer, cette chanson, et pas plus tard que dans quelques minutes, tiens, après la coupure pub. Mario parut s'apaiser. J'entrevis le prix exorbitant de sa petite conversation. Hélas, rien n'était envisagable. La chanson avait été reprogrammée, et Mario l'attendait, de pied ferme. Et, tandis que l'émission recommençait, et que le psychologue reprenait qu’il ne fallait pas tout prendre au pied de la lettre, qu'il fallait savoir mettre de l'eau dans son vin dans la vie, ce genre de trucs qu'il avait déjà dû entendre des dizaines de fois à l'hôpital, Mario ne put plus se contenir. Il raccrocha en se dégingandant, et s'en fut vers la sortie. C’est plus ou moins en insultant la terre entière que je le vis passer la porte. Il ressemblait, dans ces moments, à un djinn, je me souviens, avec sa barbe noire et ses cheveux poivre et sel. La clochette de la porte tintinnabula. « Reprogrammée pour des raisons techniques !... Je t’en foutrai, moi, des raisons techniques ! » Le tarif définitif de sa petite conversation m’apparut alors en bas de l'écran. 56 euros 20. Mais comment allais-je justifier ça à mon patron ?


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Publié le 20 Mars 2013

 

    «  Régulièrement, monsieur Tournier et monsieur Mol se croisaient sur le palier lorsqu’ils partaient au travail. Aux environs de huit heures moins le quart, la veilleuse du couloir brillant encore faiblement, ils se saluaient en se serrant la main :
   — Bonjour, Monsieur Mol, ça va ?
   Ce à quoi l’autre répondait :
   — Ma foi, Monsieur Tournier, et vous ?
  Et c’était tout. Leurs échanges, pourrait-on dire, se résumaient à cette série de politesses conventionnelles, sans autre souci d’autrui que celui de le laisser paraître. Aucun des deux ne connaissait rien de l’autre, que ce fût d’un point de vue social, familial ou professionnel, et c’était bien comme ça. Cette situation, somme toute assez classique, aurait pu se poursuivre comme cela éternellement jusqu’à ce qu’un matin, coupant court à la traditionnelle question, l’un des deux osât répondre que non, cela n’allait pas si bien que ça, justement. Il s’agissait de monsieur Mol, celui des deux qui habitait dans le fond du couloir — porte droite. La réflexion, il faut l’avouer, tomba comme un boulet dans la cage d’escalier. Tout à coup, deux années de litanies protocolaires venaient de prendre fin. [...] 
»


      Symphonie fiduciaire et autres nouvelles (extrait)

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Publié le 6 Mars 2013

   Cette histoire est un conte que j’avais l’intention d’écrire pour mes enfants. Mais je crois qu’elle peut aussi bien s’adresser au loup qui est en chacun de nous.

    
langue  Le loup n’est pas du tout le personnage qu’on croit. En premier lieu, il vit à l’intérieur des villes depuis longtemps, parce qu’il n’y a plus rien à manger pour lui dans les forêts, et que les repas ne lui sont pas préparés aux petits oignons. Il n’a pas non plus cette classe, ni ce prestige de chasseur de proies qu’on lui attribue bien hypocritement dans les histoires pour les enfants. C’est un pauvre type comme les autres, qui passe son temps à manger des pizzas et à se tripoter devant la télé. Le loup n’a pas beaucoup d’amis, étant, comme chacun sait, un loup pour l’homme, et ses quelques connaissances ne restent jamais longtemps dans son secteur sans ressentir, comment dire ?... une déconcertante pitié. Le loup n’est plus du tout ce qu’il était. Avant il faisait peur, en tout cas aux enfants, qui n’écoutaient pas l’une de ses histoires sans redouter le moment de son apparition. Maintenant, on rit de lui... [...]   

(Cliquer sur les trois petits point entre crochets pour lire la suite)

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Publié le 1 Mars 2013

    

      Comme je parle souvent de Désincarnation, il me faut en évoquer quelques exemples. En soi, ce terme peut paraître abstrait, d’autant qu’il est utilisé dans d’autres cultures, parfois dans de tout autres sens (c’est alors plus le terme de « réincarnation » qui est utilisé). La désincarnation dans nos sociétés occidentales est devenue un fait parce que :

     1)  Les hommes vivent de moins en moins de choses par eux-mêmes, mais de plus en plus au travers des prismes informationnel, communicationnel et médiatique.

      Quelques exemples : 

      -  La virtualité du travail, des loisirs, de la communication

      -  La mutualisation des risques et des dangers

      -  La viralité de l’information : nous répétons de plus en plus ce que nous entendons dire, et nous comportons de moins en moins en filtres critiques. 

       Le moralisme médiatique tient désormais pour nous le rôle des censeurs d’antan (juges, politiques, religieux). C’est-à-dire que les médias finissent par penser pour nous. Ils nous disent ce que nous devons faire et comment nous devons nous comporter. Et tout le monde en vient à s’y plier, car l'on ne saurait être un bon citoyen qu’en se conformant à ce que la doxa du plus grand nombre exige (ex : la grippe h1n1 et, plus récemment, le coronavirus).

      

       2)   La prise de risques physiques a tendance à diminuer dans notre monde (lien) :

      -  du fait de la décolonisation : c’est-à-dire de la présence diminuée de l’occident sur l’échiquier géopolitique (lien)

       -  du fait de la dématérialisation de nos vies en général.

     

       3)   Les productions culturelles et artistiques recourent de plus en plus à la conceptualisation pour s'affirmer (lien1, lien2), c'est-à-dire qu'elles se servent d'idéologies pour exister.

     

         D’où, il devient patent que de plus en plus, nos corps ne jouent plus leur rôle de filtres critiques, mais qu'ils laissent passer au travers d'eux l’information sans interférer. Les prescripteurs et juges d’auparavant sont en voie d'extinction - au profit de l’affirmation de la démocratisation (tous azimuts), de la surenchère (transgressive), et de l'écrasement des opinions individuelles ou divergentes sous l'univocité médiatique.


         Dans un tel contexte, l’expérience personnelle a de moins en moins de valeur, et finalement d'intérêt.

Suivant : Sur les flux proprement dits (introduction au « fluxisme »)

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