La réponse des ressources humaines

Publié le 10 Avril 2012

Cette lettre est une réponse à la lettre de candidature de Robert Walser (voir précédent article)

           Cher Monsieur Wenzel,

           Veuillez d’abord nous excuser pour le retard que nous avons pris à vous répondre. Cela ne nous est pas coutumier. Sachez que si nous avons tellement tardé, ce n’est pas parce que votre demande n’a pas été examinée en son temps, mais parce que nous avons eu, pendant les décennies qui séparent votre requête de notre présente réponse, toutes sortes de désagréments. Les difficultés dues à notre restructuration, après la guerre, et puis les années de ferveur de l’entre-deux-guerres, ne nous ont pas permis de considérer votre candidature à sa juste valeur. Mon prédécesseur Lucius B., ainsi que son propre prédécesseur Lucius S. 
  ainsi qu'une bonne demi-douzaine d’autres Lucius avant eux  se l'étaient pourtant toujours précieusement recommandée, en la gardant dans l'avant-dernier volet de leur parafeur. Nous nous étions promis de vous répondre. Le jour de la réponse est enfin arrivé !... Je ne vous cache pas que la conjoncture, avec les « crises », ne nous offre guère d’espoir de vous proposer un poste à votre mesure. Mais apprenez que les différents Lucius qui se sont relayés pour entretenir votre souvenir n'en ont pas moins saisi l'importance de votre candidature. Nous savons qui vous êtes, monsieur Wenzel, et avec quelle ardeur vous avez exercé votre talent d'écrivain sous le nom de Robert Walser. Ceci avant de connaître une déchéance sans égale, et tandis que les courriers de candidature que vous envoyiez aux quatre coins de la Suisse restaient, encore et toujours, lettres mortes. Le destin ne vous a pas épargné... S’il est permis de faire un vœu pour vous assurer de notre complète sollicitude, sachez que c’est avec intérêt que nous avons suivi vos années de dépérissement, après la guerre, et puis de déclin... Vous ne pouviez presque plus écrire. Vous viviez claquemuré, dans cet auspice que vous aviez alors choisi de fréquenter. Puis vous vous êtes replié dans le mutisme, dans une solitude toujours plus dure - et, pendant ce temps-là, les employeurs ne vous répondaient toujours pas... Par la suite, vous vous êtes fait interner dans la clinique de W., pendant près de vingt-cinq ans (une clinique qui, soit dit en passant, est une réalisation de notre filiale dans le BTP - comme quoi, tout se recoupe). Votre vie, monsieur Wenzel, a été très malheureuse. C’est la raison pour laquelle nous ne savons pas aujourd’hui par quel bout le prendre pour vous répondre. Une firme comme la nôtre, qui a à coeur de défendre les artistes au cours d’actions de mécénat ciblé, de militantisme choisi, est une firme démocratique et engagée. Nous ne sommes pas insensibles à la souffrance des autres. Et nous ne sommes pas des philistins ! C'est pourquoi nous avons finalement décidé de vous répondre, après tellement d'années. Pour vous assurer que, même par-delà la mort, nous sommes à vos côtés. Nous n’entendons pas récupérer votre prestigieuse image pour faire reluire la renommée de notre entreprise. Mais sachez qu’il nous serait agréable si vous consentiez à nous laisser publier cette réponse dans notre journal, afin que tout le monde sache que, par-delà la mort, dans cet entre-deux qui désormais nous sépare, nous nous soucions bien de nos collaborateurs. Vous ne verrez pas non plus d’inconvénients, je suppose, à ce que nous fassions porter un bouquet de fleurs sur votre sépulture (elle n’est pas loin d’une de nos succursales). Vous êtes, après tout, l’un de nos plus anciens candidats à un poste, et il nous importe de savoir que vous avez été bien traité. Enfin, quelle que soit votre réponse, sachez que nous sommes vos dévoués admirateurs, M. Walser, comme vous l'êtes vous-même de vos employeurs (avons-nous cru comprendre), et que nous nous confondons comme vous vous êtes vous-même "noyé" par le passé dans l'infinie gratitude d'avoir connu ce bref instant de correspondance avec vous. 

          Vôtre,

                         Lucius Z, directeur des ressources humaines


(Je remercie au passage Gondolfo de m’avoir soufflé l'idée de lui répondre)

Rédigé par leboldu

Publié dans #Journal

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L
Je pense d’ailleurs, histoire de poursuivre la discussion, que c’est une des choses qui a pu impressionner Kafka dans le style de Walser. Cette façon de conserver, même dans un monde inique,<br /> idéologiquement totalitaire, par son mimétisme, son hypocrisie et son apparente humanité, une forme de félicité due à l’émerveillement de l’enfance qui se traduit par un style d’une pureté inouïe<br /> et d’une fraîcheur "rassérénante" (enfin pour moi)
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L
En google-isant « la candeur chez Robert Walser », les pages qui s’affichent ne sont pas ce qui manque, en effet, faisant ressortir en gras des expressions comme "naïveté feinte et vraie candeur",<br /> "candeur de l’enfance", ou encore "candeur ironique", ce qui semble recouper (et même de manière itérative) avec ce que tu dis. Robert W en a abusé plus d’un avec sa fausse candeur !
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O
Ouais, et à la réflexion je trouve que "La candeur chez Robert Walser" (en utilisant à la fois, mais en les distinguant bien sûr comme il se doit, l'écriture, les personnages et l'auteur!!), cela<br /> ferait un superbe sujet de thèse de doctorat -si ça n'a pas déjà été fait-!!
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L
"-encore que s'agissant de Walser il soit toujours difficile de faire la part des choses, mais cela ne fait-il pas partie du génie de cet auteur...-" :<br /> +1
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L
C'est amusant, toi aussi tu butes sur le mot « candeur » (quelqu’un d’autre l’a fait sur scryf). Je ne parle pas de l’homme mais de l’écriture, bien sûr. Je la trouve souvent très pure, remplie de<br /> mots simples tout en parvenant à rester élégante, avec cette candeur relative à la première observation du monde qui se rapporte probablement à l’enfance, et à l’émerveillement que l’on y a<br /> ressenti. Voilà pourquoi je parle de la candeur de son style (mais le mot est peut-être trop fort, car Walser est loin d’être naïf).
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O
La lettre de Wenzel n'est pas non plus VRAIMENT candide -encore que s'agissant de Walser il soit toujours difficile de faire la part des choses, mais cela ne fait-il pas partie du génie de cet<br /> auteur...-,<br /> <br /> <br /> donc à mon avis en tout cas, la réponse de Lucius s'accorde parfaitement au texte initial!
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L
Merci Oscar, j’ai essayé de ne pas trop trahir la candeur originale du style de Walser (sans évidemment y atteindre), mais il y a j’en ai peur dans la réponse du directeur des ressources humaines<br /> un peu plus d’ironie « récupératrice » que je ne voudrais le croire.
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O
P.S.: je suis sûr que Lucius est en l'occurrence le porte-voix fidèle de l'entrepreneur lui-même, aussi ai-je négligé de faire une distinction entre les deux, qui eût été purement formelle.<br /> <br /> Mais, tout de même, cette expression me frappe par la profonde spiritualité qu'elle recèle, elle mérite je trouve qu'on lui fasse un sort!<br /> <br /> Ah, "les ressources humaines"! Que de potentialités idéales, que de poésie prometteuse de bonté et de beauté vibrantes et chaudes dans ces seuls mots unis par une heureuse association, si bien<br /> trouvés, et si appropriés au monde des entreprises tout spécialement!!<br /> <br /> Humanité aux horizons radieux, aux ressources infinies -puisqu'humaines!-, la carrière de Wenzel semble hélas indiquer qu'il t'a quelque peu méconnue, sa vision des choses et des êtres ayant été<br /> biaisée, déformée par je ne sais quelle sinistrose morbide peut-être cachée sous son humour pourtant bien authentiquement bon enfant!!<br /> <br /> Mais la Justice posthume veillait, transcendante (voir la version martiale et latine de Lesiem, qui nous en convainc en musique): il ne faut jamais désespérer ni de Dieu ni de l'Humain, c'est déjà<br /> la leçon que nous délivrait ce veinard de Job!... Puisse-t-elle nous faire méditer (et prier), avant de calomnier avec fiel les voies impénétrables et mystérieuses de la Providence!!<br /> <br /> Car, et mieux vaut tard que jamais, l'ombre de Robert W. doit percevoir depuis plusieurs années déjà de substantiels droits d'auteur!!
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O
Trait d'union entre l'homme et l'entreprise, cher Nicolas, et aussi entre les hommes tout court:<br /> <br /> il me plaît de voir ainsi à travers les siècles se tendre, jamais rompu, génération après génération, par delà les fabriques de munitions, de chars et de bombes, les asiles psychiatriques, les<br /> goulags et les camps d'extermination, intemporel, d'apparence fragile mais en réalité impossible à rompre et à interrompre, symbole scintillant du Bien divin et de son triomphe à venir, que dis-je,<br /> signe tangible déjà de sa vibration au sein de la créature faite à son image, le fil aérien de la solidarité et de l'amour entre les êtres, de l'humour et du sourire aussi;<br /> <br /> car cet entrepreneur a compris l'état d'âme et d'esprit de Wenzel, c'est une évidence: il se montre à son diapason dans sa touchante réponse, aussi empreinte de fantaisie, de courtoisie, de<br /> chaleur, de générosité, d'ingénuité, d'innocence dans la spontanéité d'une expression qui pourtant sonne toujours juste, pleine de tact, sans jamais de note caustique ou sarcastique malvenue, et,<br /> donc, aussi baignée de bénignité pure et sans arrière-pensée, que ne l'était la lettre elle-même...<br /> <br /> Mieux vaut tard que jamais, c'est bien connu, et les mânes de Wenzel ont dû en avoir le coeur (sic) d'autant plus réchauffé que le pauvre était mort dans la neige du parc de son asile ainsi à tous<br /> égards final...<br /> <br /> Mort. "A jamais? Qui pourrait le dire?", écrit je crois Proust à propos du compositeur Vinteuil...<br /> <br /> Et en effet l'art comme la bonté humaine sont à mon avis en définitive immortels, comme suffirait à le prouver ce retour de Robert W., commis et brigand de grand coeur!...<br /> <br /> Je ne peux que dire bravo à Lucius, sa réponse philanthropique s'inscrit dans la plus pure tradition romaine d'une civilisation toute d'urbanité et de croissant humanisme délicat, qui de nos jours<br /> file de plus en plus vite et manifestement vers le point Oméga du prophète sagace qu'aura été Teilhard de Chardin!!
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