Le « Nez » de Fragonard
Publié le 25 Janvier 2012
Chaque jour, pendant l’été, plusieurs centaines de personnes ont la chance de visiter l’usine de fabrication des parfums Fragonard, à Grasse. Ce bâtiment permet de découvrir les différentes étapes de l’élaboration d’un parfum, salle après salle, de la collecte des essences jusqu’à la mise en flacon. On y déambule, parmi les employés, tables de triage, fleurs séchées et alambics, tout en s’imprégnant de l’ambiance. Parfois, il arrive de croiser un personnage atypique, revêtu d’une blouse blanche, et qui ne paraît pas trop savoir où il est. Il s’agit de Brice, le « Nez » de Fragonard. Plutôt grand, mince, le cheveu filasse, Brice fait partie des quelques rares élus à exercer la profession de « Nez » en ce monde. On n’en compte guère plus de mille. A cause de son travail, qui lui demande beaucoup de concentration, il ne peut pas exercer plus de trois heures par jour. Aussi erre-t-il, le reste du temps, dans les couloirs. Longeant les blanches paillasses de travailleurs attablés, aimant à s’arrêter pour discuter, mais jamais trop longtemps, de peur que son nez s'enrhume... En aucun cas Brice ne doit perdre l'usage de son sens privilégié qu'est l'odorat. Si un car de touristes débarque, Brice est tout feu tout flamme. Il est en effet tenu de faire bonne impression. Il regagne en quatrième vitesse son labo, au deuxième étage, et prend la pose. On peut le voir, à travers de larges vitres. Encastré, derrière un petit bureau, il semble se concentrer. Les traits gonflés, les pans de sa blouse retombant sur son pantalon, les chaussettes tirées. Il se gratte la tête avec un porte-mines... Inopinément, il se redresse pour aller chercher l'un de ses échantillons dans son orgue à parfums. Puis il repart. Un soupçon de mandarine siérait-il à sa dernière composition ? L’essence de violette doit-elle rentrer dans sa nouvelle fragrance ?... C’est une savante alchimie que de calibrer la part de chaque essence qui doit rentrer dans un parfum. Chaque dosage est un art – et chaque équilibre une apothéose fragile. Seuls les plus grands œnologues de la planète savent cela – ainsi que, le cas échéant, les membres du conseil d’administration dans les grandes multinationales. Une simple modification, et c’est tout l’équilibre de la potion qui s’en trouve bouleversé. Brice n’est donc pas qu'un simple exécutant, ou un animal de cirque que l’on regarderait bouger à travers les vitres d'un zoo. Non, c'est aussi le garant d'un des équilibres du monde.
Pour ceux qui ne le connaissent pas, Brice est aujourd'hui le créateur de trois des plus grandes fragrances de Fragonard – Impression boréale, Black Nil, ou encore Nicaragua, pour homme.
(Journal, 2001)