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Publié le 9 Avril 2024

En arpentant le port de Brest, j’ai été surpris de voir qu’il n'y avait presque pas de bars. Même sur le court Dajot, je n’en ai vu aucun. La place est faite aux parcs, aux petits squares ombragés, où des groupes de mousses en débardeur passent quelquefois chercher l'âme soeur, aux heures torrides du soir. Il faut donc aller du côté de la rue du château pour dénicher un bistrot digne de ce nom. Le « Baobab ». Comme son nom l’indique, c'est un bar typiquement breton. Et son tenancier un marin confirmé depuis qu’il a fait naufrage avec ses deux dernières discothèques à Recouvrance. Pour une raison obscure, Doudou s’est retrouvé de ce côté-ci de la Penfeld, et il a ouvert la seule enseigne que je ne m’attendais pas à trouver : un bar antillais. D’origine sénégalaise, Doudou est un homme à la fleur de l'âge, qui a probablement plus souffert que son physique ne veut bien le dire. Il apostrophe les clients sans distinction : « mon grand », « mon bichon »... Dans un costume coloré, sans un seul cheveu gris, il véhicule avec lui une sorte d'universelle bonté. Chaque soir, les clients affluent pour s’enivrer de ses petits cocktails. Qu'il transporte par-dessus tête, sur un plateau, comme une porteuse d'eau. « Ça c’est pour toi, mon grand », « Mais je t’en prie, mon mignon »... Il y a un peu chez lui de Tonton David, et pas mal de Querelle de Brest. Certains clients viennent parfois prendre de ses nouvelles : « Où est Doudou ? », « Doudou n’est donc pas là ? » La plupart le connaissent, pour son passé mouvementé. Beaucoup connaissent l'histoire, ainsi que celle de ses mésaventures à Recouvrance. A certains il a déjà raconté comment un jour, au pied d'un arbre, il a eu l’idée de venir en France. Et comment, une fois le naufrage de ses deux premières affaires essuyé, il a décidé d'appeler son bar « le baobab » (histoire de renaître de ses cendres)… La nostalgie des uns rejoint alors celle des autres. Les percussions prennent des airs de coups de semonce, dans le bar à cocktails. Et les bretons se font taiseux. Ceux qui sont un jour passés par le pont du porte-avion Clemenceau peuvent y retrouver des bribes de leur passé aventureux. Les autres voyagent en pensée. Doudou est comme un dandy à Recouvrance. Un grain de sable dans l'alignement de façades qui bordent le cours Dajot. Une mosaïque de chaleur, et de couleurs, sans laquelle le port de Brest ne serait sinon qu'un hymne aux courants d'air et aux envies de suicide après une soirée de biture.

 

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Publié le 2 Avril 2024

Vu La zone d'intérêt. Un film sur la vie au quotidien d'une famille allemande qui habite accotée aux miradors d'Auschwitz. Le sujet pouvait sembler intéressant mais c'est traité de façon très classique, avec les dénonciations de rigueur, et les images bien léchées en noir et blanc... Tout ça pour finir par découvrir que le propriétaire est en réalité un membre de la Kommandantur. Pas même un petit propriétaire terrien du coin, qui se servirait sur la bête. Bref, le sujet rebattu par excellence, dit de la « banalité du mal », mais même pas vu par la lorgnette plus prosaïque du péon qui n'aurait pas pu faire autrement. Bientôt vingt ans que ça me frappe : que l'on puisse en 2024 considérer le nazisme comme le sommet du Mal est devenu un cache-misère, dont seuls les critiques cinéma et les universitaires un peu hors-sol peuvent se rengorger. Qu'ils aillent plutôt se colleter avec le mal qui est contenu au fond de nous, dans la répétition et le panurgisme dont nous faisons preuve, en ne nous rendant pas compte de ce que nous accomplissons, ou en répétant sans cesse les mêmes petits gestes qui finissent par engendrer des monstres... Ils verront que c'est le même, celui qu'ils cherchent à alpaguer chez les autres, au besoin dans une autre époque, en pointant d'une craie accusatrice le grand tableau noir de l'Histoire, mais qu'ils ne veulent peut-être pas voir au fond d'eux, dans les soubassements de leur mimétisme scolaire, ou de leur conformisme moutonnier. Il est peut-être bien plus urgent de regarder la mollesse d'aujourd'hui, que la lâcheté d'hier.

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Publié le 5 Mars 2024

Plus personne n’utilisera bientôt de papier pour écrire. Ce n'est pas révéler un secret de polichinelle de dire cela. Je le dis parce que je pense que le papier, de fait, va disparaître. Qu’on le veuille ou non. Et le fait que nous ayons un rapport plus ou moins privilégié avec le livre-papier n'y changera rien. J’ai écrit pendant une quinzaine d’années sur des feuilles. Je perdais un temps fou. Ne serait-ce que lorsque je devais recopier, ou recorriger. Je me suis résolu à admettre qu'il fallait que j'arrête. Oubliée la beauté envoûtante de la calligraphie à l’encre brune. Enterrées les lettrines gothiques d'adolescent au frontispice de courriers enfiévrés. Reniée la volupté du bon vieux papier qui sentait le champignon et le moisi. Sans entrain, ni attrait, je me suis mis à écrire sur un ordinateur.

 

(2007)

 

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Publié le 13 Février 2024

Ce portrait est extrait d'un périple dans le golfe des Peines

 

Alexander Arkadiévitch est un journaliste que j’ai rencontré dans le restaurant d'un ferry où je voyageais. Au sortir d’un repas trop arrosé, il finissait une bouteille de vin blanc en compagnie d'autres convives. Ma première impression fut fallacieuse. Globe-trotter éminent, Arkady faisait partie de ces types un peu hors normes qu'on ne croise qu'en voyage. Ou peut-être plutôt, qu'on a l'impression de ne croiser qu’en voyage parce qu'ils n'acquièrent de bonification fantasmée que dans les transbahutements du voyage.

 

Physiquement répugnant, avec deux petits yeux rentrés dans le creux de son visage bouffi, il n'était pas particulièrement ragoûtant au premier regard. C'était un épouvantable bavard. En général, il ne vous adressait la parole que pour vous mettre le grappin dessus. Mais il arrivait aussi qu'il se mette à parler, comme ça, pour le plaisir. Il achevait à cette époque un tour du monde d’un an, au terme duquel il avouait être tombé « amoureux fou » de Rio de Janeiro. Je suspectai, derrière, la posture du touriste, qui prétend découvrir le monde par son versant « pittoresque ». Mais Arkady ne se limitait pas à cela. Sous la carapace un peu mondaine, se cachait un véritable appétit pour les choses. Fin connaisseur du monde, il avait parcouru plusieurs continents pour le compte d’un prétendu guide touristique que je le soupçonnais d’utiliser comme couverture. Il n'en faisait du reste pas grand cas, lorsqu'on en parlait, privilégiant comme il disait la découverte de petits lieux inconnus de tous aux « grandes autoroutes touristiques »... Lors d’une escale sur un îlot, je le vis insister auprès de l’officier pour se faire débarquer, sous prétexte qu'il voulait passer une semaine en compagnie d'indiens Kaweskars qui se nourrissaient exclusivement de poisson cru. L’officier refusa, ne voulant pas hypothéquer l’une de ses précieuses places à bord, mais il dut essuyer en retour l'une des rodomontades d'Arkady, qui ne se laissait pas retourner si facilement.

 

A force de bourlinguer, l'homme avait acquis une culture suffisamment diversifiée pour mystifier n'importe qui. La plupart finissaient par lâcher l'affaire. (Ou alors, comme je l'ai vu faire une fois au réfectoire, lui signifiait d'un mouvement de la tête qu'il était temps de finir son assiette qui refroidissait devant lui.) Seulement Arkady ne lâchait pas si facilement le morceau. Il était capable de vous tenir le crachoir pendant des heures. Il pouvait vous parler de la même façon d'une histoire de naufrage qui avait eu lieu dans les parages, que des potins du bord. Comment les avait-il sus ?... Je n'aurais pu le dire. Mais c'était comme s'il connaissait tout ce qu'il y avait à savoir des prises de bec de l'équipage, d'un antique rituel d'envoûtement qui avait lieu dans l'archipel où vous passiez, ou encore des légendes d'Araucanie, au nombre desquelles la figure du barman s'escrimant pour mixer son célèbre Pisco Sour lors des sursauts du golfe des Peines n'était pas dans son palmarès en moindre place. Lorsqu'il vous parlait, il avait cette expression à la fois mi-gourmande mi-cruelle (comme les yeux plissés de plaisir), qui caractérise probablement les véritables esprits curieux. Je crois que c'est à lui que je dois d'avoir fini par regarder la plupart des passagers comme une série de suspects dans un film noir. Il donnait du relief à tout. C'est lui qui raconta par exemple que la passagère de la cabine 27 ne sortait jamais de sa chambre, au motif qu'elle aurait repéré à bord un ancien amant. Ou encore que le capitaine n'était pas venu dîner trois fois de suite parce qu'il avait trop roulé sous la table... Il avait l'art et la manière du conteur. C'est plus fort que vous : vous l'écoutiez.

 

Voilà pourquoi je tenais à conclure ma petite description de ce voyage par lui. Je finirai sur la dernière image que j'ai d'Arkady. C'était le dernier soir... L'équipage avait convié tous les passagers à une monumentale partie de Bingo sur l'entrepont. Et je m'étais retrouvé embrigadé, dieu sait comment, dans cette animation de seconde zone. Je le cherchais des yeux, dans la salle, pour trouver quelqu'un à qui parler. Mais je ne le voyais pas. Comment diable avait-il réussi à échapper à ce supplice, dont tout le monde nous rebattait les oreilles depuis près d'une semaine ?... Ce n'est que bien plus tard, en redescendant par l'une des coursives, que je le recroisai. Il était au beau milieu du réfectoire. En train de tenir la jambe à quatre convives. Et les quatre types avaient les yeux rivés sur lui. Et lui joignait le geste à la parole, tel que je le connaissais, n'hésitant pas à en rajouter un petit peu pour les faire mariner. Et lui continuait son soliloque, au milieu du réfectoire, tenant probablement son auditoire en respect depuis au moins deux heures (c'est-à-dire le début de ce putain de Bingo) – tandis que le jeune Felipe, élu meilleur employé du mois comme en attestait une petite affichette épinglée derrière eux sur le planning des personnels, finissait le ménage en repassant la serpillière.

 

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Publié le 23 Janvier 2024

Dans ma famille, il y a deux personnes qu’on appelle les tontons. Ce sont deux oncles de ma belle-soeur, mais en réalité un seul est son oncle, car un seul est mauricien. Mais comme ils sont toujours tous les deux ensemble, on les appelle les tontons. Ils sont plutôt amusants. En fait, l’un des deux est plus amusant que l'autre, mais comme on ne les envisage souvent que sous l'angle du duo, c'est d'un bloc qu'ils ont fini par l'être. Pourtant, si on les examine un peu plus près, le véritable tonton est plutôt rasoir. Il est même carrément taciturne. Il a l'air tout le temps dans le gaz. Je crois que ça lui vient de son île natale, dont il est nostalgique. Lorsqu'il vous parle, il semble le faire de tellement mauvais gré, qu'on ne comprend pas toujours ce qu'il dit. Son acolyte, le non-tonton, est donc bavard pour deux. Mais comme il ne l'est pas de façon volontaire, j'ai fini par me dire que c'était peut-être parce que l'un était plutôt introverti, que l'autre avait l'air amusant. C'est plutôt bizarre... Ils semblent complémentaires. On a l’impression que l'un, sans l’autre, ne serait pas forcément très intéressant. Mais que chacun, pris sous l'éclairage de l'autre, acquiert son importance. Que chacun porte en lui une lumière sur l’autre. Celui qui n’est pas tonton, par exemple, a l'air d'un perpétuel badaud. Mais il ne semble jamais aussi extérieur aux choses, aussi en lévitation sur le monde, que lorsqu'il est flanqué de son taciturne compagnon. Le tonton triste, lui, a l'air tout le temps dans les vapes. Mais il ne semble jamais aussi largué, aussi à côté de ses pompes, que quand sa rigide et empesée moitié est à ses côtés. Ils ressemblent à deux convives qui se retrouveraient à un thé où on ne les a pas forcément invités. En décalage. Le véritable tonton, depuis un moment, enchaîne les boulots alimentaires, mais je n'ai pas l'impression que ça lui donne beaucoup de baume au cœur. Quant au non-tonton, il a un métier dans le chiffrage des bâtiments qui sont destinés à démolition.

 

Je me souviens qu'une fois, ils m'ont raconté un voyage qu'ils avaient fait. C'était en Irlande, du côté de Dublin. Ils avaient loué à l’avance un petit cottage près de la mer. Mais l'avion avait eu du retard  et, une fois dans le coin, ils s'étaient aperçus que l'endroit était isolé de tout. C'était au fond d’une baie, sans voiture. En plus de cela, il s'était mis à pleuvoir. Ils envisagèrent de faire appel à un taxi local... Mais le coût exorbitant pour le faire venir de Dublin les en dissuada. Au bout du compte, ils embauchèrent un chauffeur du coin pour la journée. Mais le type trouva le moyen de les perdre dans une succession de anses et de marais, dont ils mirent plusieurs heures à se dépêtrer.

 

Le récit qu'ils m'en firent me tira presque des larmes de pitié. On aurait dit les personnages d'un perpétuel fiasco. A la manière de Dom Quichotte et de Sancho Pança, les personnages du célèbre roman. Le petit badaud replet, et le grand rêveur à la masse. Je crois qu'ils vivent encore ensemble aujourd'hui. C'est-à-dire toujours aussi indissolublement liés l'un à l'autre. Comme la plupart des vieux couples, ils vous donnent l'impression qu'ils ne pourront jamais se séparer, qu'au terme d'un accident de la route un peu improbable, sur une route de province sinueuse dans les Abruzzes. Comme irrésistiblement revenus l'un vers l'autre, dans un ultime jeu de balancier de leurs deux corps qui les aurait rapprochés pour une dernière accolade, avant le coup de feu final.

 

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Publié le 16 Janvier 2024

       Blaise est réceptionniste à mon hôtel. C'est le seul homme de la réception. A plus de soixante-dix ans, il n’est toujours pas à la retraite. Je crois qu'il n'envisage pas sérieusement de s’y mettre. Il fait l'impasse... Son travail le maintient au diapason des petites trépidations de l'existence. Je l’ai pas mal observé, et c'est vraiment un cas. Tout ce qui provient de l'extérieur est perçu par lui comme une menace. Lorsqu’il prend son poste, il veut que les crayons soient bien alignés, devant lui. S’il sent une contrariété, il perd tous ses moyens. Une fois, je l'ai vu devenir quasiment blême parce que l'appareil à cartes bleues ne fonctionnait plus. Il ne savait plus à quel saint se vouer. Blaise est d’une autre génération, matérialiste et les pieds sur terre, pour laquelle la technique est essentiellement vue comme un obstacle. En même temps, il se plaint d’être le seul à l'hôtel à travailler. Ce qui est un comble, quand on sait qu'il ne fait rien de plus que les autres. Il se cache simplement derrière des paravents de fausses responsabilités, d'obligations imaginaires, de brochures à tamponner. Quand on lui demande une chambre, il n'hésite pas à vous dire qu’il n’y en a pas. (Comme ça, pas besoin de faire nettoyer...) Un jour, je l'ai vu pratiquement prendre ses jambes à son cou parce qu’une coupure d'électricité menaçait de faire disjoncter tout le quartier. La plupart des clients le connaissent, et se demandent comment il a pu continuer à proliférer ici. Certains l'évoquent même dans le « livre d'or »... « On dirait que Blaise ne veut pas être dérangé », « Que c'est lui le client, et que c'est nous le réceptionniste ! ». Mais Blaise, lui, s'en carre. Il se tient bien droit, derrière son petit comptoir. Il envoie les clients promener. Si l'un d'eux se montre trop insistant, il lui signifie par un petit regard rentré que les réceptionnistes ne sont pas des paillassons, sur lesquels on s'essuie. On a sa dignité ici ! Vingt ans que l'on travaille ! Parfois, je me demande à quoi il pense quand il regarde dans le vague, derrière son petit comptoir. Peut-être est-il tout entier absorbé par le fait que le wi-fi, pour une fois, fonctionne bien... Qui sait ce qui peut se passer dans la tête de Blaise ? Lorsqu'un client s’en va, il monte dans sa chambre pour vérifier que le ménage a bien été fait et, sous couvert de compter l'inventaire des consommations, fait main basse sur les pourboires. Une fois son larcin accompli, il redescend fissa jusqu'à la réception, où il se remet comme il était, derrière son petit comptoir. Il est simplement là, avec ses petits crayons bien rangés, dans le pot à crayons. La nouvelle trouilloteuse luisant dans un coin, comme un trophée de la bureautique qu'il n'oserait peut-être pas encore empoigner. Le nez légèrement humant la porte qui pourrait s'ouvrir à tout moment sur un nouvel arrivant. Et très franchement, qui songerait à le lui reprocher ?

 

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Publié le 26 Décembre 2023

En traversant la Slovénie, nous nous sommes arrêtés dans un petit village verdoyant, histoire de pique-niquer. C’était assez vallonné – ressemblant par endroits à la Suisse. Il y avait une école pas loin de là, au-dessus de la route, avec un centre aéré. Les enfants jouaient dehors. De temps à autre, une balle rebondissait, en passant par-dessus la clôture, et il fallait aller la ramasser. Une charmante animatrice en jean serré violet venait alors pour la rattraper, avant de repartir en s'excusant. Un clocher pointait, au-dessus des hautes herbes. Dans le lointain, deux auto-stoppeurs courraient après je ne sais quel bus étant donné que la prairie nous empêchait de voir. Il faisait un peu froid, je me souviens, et la pluie menaçait de tomber lorsque nous nous sommes repliés vers le village attenant. Là, une même fille en jean resserré violet est venue pour nous servir un café – ou alors, c'était sa soeur jumelle, je n'en sais rien, en tout cas elles se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Je me suis demandé s'il pouvait y avoir deux personnes à deux endroits de la terre qui étaient identiques (comme on le prétend parfois, pour les âmes sœurs), ou si une même fille en jean resserré violet était capable d'occuper plusieurs emplois successifs à différentes heures dans une même ville. Puis les cloches de l'église ont sonné, nous indiquant que notre brève halte dans ce joli pays touchait à sa fin, et nous avons quitté la Slovénie.

 

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Publié le 28 Novembre 2023

 

Enumérons les forces en présence. Un vieux bus rouillé, qui nécessite près de 19 heures de route pour relier Ourgentch à Boukhara. Une chaleur de four, près de 50°C à l'ombre, et pas le moindre espoir d'un coup de vent. Toutes les fenêtres sont condamnées. Une compagnie constituée de voyageurs ronflants, de mégère houspillant ses enfants, ou encore d'un vieil ivrogne qui cuve son vin en beuglant sur la dernière banquette. La première qualité requise semble le sang-froid. Un sang-froid qui est mis à l’épreuve par la présence à mes côtés de ce pauvre hère, qui me raconte sa vie avec le peu de dents qui lui restent. J'essaie de comprendre ce qu'il me dit. Le bus crève un pneu. L’enlèvement de la roue, sa réparation par le chauffeur, et les différentes pauses libations nécessitent à peu près deux heures. Au restoroute de Beruniy, les brochettes de sashliks sont délicieuses, cuites sur des plaques chauffantes qui m'évoquent irrésistiblement le toit luisant sous le soleil de notre bus. Près de 10°C supplémentaires semblent s'être ajoutés lorsque nous remontons dedans. Dans la steppe, des petits lacs d’eau bleue émergent ça et là, comme des creusets. D’interminables barrages ponctuent le trajet, au terme desquels la barrière s'ouvre puis se referme mystérieusement sur la vision d’un gros officier de police qui sue et qui suffoque... La nuit tombe. Les ombres étendent leur règne. Dans le noir, rien ne semble aussi vide que ce désert, piqué de touffes violettes. Mon voisin m’explique en ouvrant sa cannette de bière qu'il faut toujours en recracher la première gorgée, pour se purifier par avance de l'alcool que l'on va ingérer – ce qu'il s'empresse de faire en projetant un puissant trait de bibine sur le parquet du bus déjà jonché par toutes les coques de pipasols qu'il égrène depuis tout à l'heure en provenance d'un sac en papier journal. Une lumière surnaturelle émane du désert. La clarté des dunes émerge des ténèbres du paysage fantomatique. Nous faisons route vers Samarkand.

 

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Publié le 21 Novembre 2023

Titre (provisoire) : Des bâtons dans les roues

ch. 1 : De l'art de n'avoir aucun appui

ch. 2 : De l'exercice de s'enfoncer dans la radicalité et le purisme

ch. 3 : De l'empire d'être seul

ch. 4 : Du confinement dans l'isolement

 

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Publié le 14 Novembre 2023

            

  Vers sept heures, le père Ledoux passait pour nous chercher dans sa décapotable. Selon que mes parents avaient obéi ou non à l'injonction de venir prendre l’apéritif, il nous abandonnait près des terrains de minigolf. Là, nous rejoignions ses deux fils et la nièce du père Ledoux, Doriane. C’était l’occasion de me refaire une santé dans un environnement plus à ma taille. Dans la tiédeur estivale, une partie de mini-golf s’engageait. Quelquefois, le père Ledoux en profitait pour rester discuter avec le gérant de l'établissement. Peu à peu, leurs paroles semblaient se mêler avec l'environnement, je me souviens. Un monde en miniature, dans lequel les différents éléments de ce parcours constituaient pour nous des épreuves, mais pour eux n'était qu'un vague décor d'arrière-fond en carton pâte. De temps à autre, la voix du père Ledoux surgissait, entre les attractions : « Ah ? mais ce n'est pas très prudent, ça, de ne pas avoir pris l assurance tous-risques... »

 

      Tels des explorateurs, nous nous coulions dans les différentes activités de cet univers en carton-pâte. Il me semblait que peu à peu, nous rentrions dans les tunnels, et ne faisions plus qu’un avec les reliefs de ce cadre de fantasy. A cause de leur handicap, les fils du père Ledoux incarnaient qui le valet de ferme, et qui le bouffon du roi. Tandis que la nièce du père Ledoux endosserait bien évidemment le rôle de la princesse – perchée en son donjon. Mais ô combien d’obstacles j'aurais à affronter avant de prétendre aller la libérer !...

     

 

      Ce serait d'abord le Dragon vert, au trou numéro 6. Sa gueule s’entrouvrait pour accueillir la balle, lorsqu'elle était tirée suffisamment fort pour remonter le long des flancs. Elle ressortait ensuite de l’autre côté, par la queue du dragon. C’était ensuite le volcan nain, au trou numéro 10. Une éminence conçue de façon que la balle ne cessait de repartir, si on ne l'envoyait pas avec suffisamment de précision. Comme un rocher de Sisyphe. Lorsque vous aviez frappé assez fort, elle finissait par parvenir dans un petit cratère, à l'intérieur duquel elle se lovait, comme dans un creuset. C’était enfin, sorte d'aboutissement à cette suite logique, les forges de Vulcain, constituées d’un alambic qui était censé se trouver dans les profondeurs de la terre. Il était en réalité fait d’un balancier devant auquel nous piétinions, de longues minutes, avant d'en débloquer le mécanisme. Pendant ce temps, le Père Ledoux en était au chapitre « bris de verre & intempéries ».  « Ah mais je me sens obligé de tirer pour vous la sonnette d'alarme... ». Un peu comme s'il avait soufflé un coup de vent sur le paysage, et que celui-ci s'était recouvert de givre, les éléments du parcours semblaient alors se parer d'un curieux voile blanc. « Les coups de tabac, ça ne pardonne pas. Ça vous tombe dessus quand vous vous y attendez le moins !... »

   

      A la fin – entre la caisse du minigolf et un arbre rabougri –, pointaient les flancs du trou numéro 18. Le dernier obstacle. C'était un château fort, comme dans les contes de fée. Il fallait envoyer la balle pour qu’elle atteigne le sommet – et pour que le gong résonne. C’était en général le moment que choisissait Ledoux pour pousser plus avant son petit argumentaire : « Comment ça, pas de typhons dans la region ?... Mais est-ce que vous croyez que les typhons choisissent leur endroit pour s’abattre, cher monsieur ?... »

 

        Toutes mes rêveries s'effondraient. Tous les efforts que j’avais faits pour me transporter dans cet univers de contes de fée partaient en fumée. Devant moi, ne restait plus qu'un amoncellement de constructions grisâtres, en contreplaqué ou en silicone, au milieu d'un grand terrain vague, hérissé de protubérances. Le gong retentissait, indiquant que le trou 18 avait été atteint, par n'importe lequel d'entre nous – et, sans me préoccuper de qui avait gagné ou non, je me laissai traîner mollement jusqu’à la décapotable du père Ledoux.

 

Précédent : Rencontre avec le père Ledoux

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