La perte de contact avec le réel

Publié le 1 Novembre 2022

     

        « Dans un tel contexte, il semble plus pratique de promouvoir des produits de niche, c'est-à-dire des biens culturels destinés à une clientèle préétablie, plutôt que de prendre des risques. Cette clientèle vit depuis longtemps sous perfusion des mêmes sources d'informations, dans un univers prédéfini, ou en tout cas dans une bulle que la société des médias a façonnée pour elle (entendre ici les média au sens large, c'est-à-dire les média d'information + les média objets). Représentations de l’actualité, storytelling, bulles financière et informationnelle, contribuent à nous renvoyer l'image d'une société que nous finissons par juger acceptable (ou, en tout cas, conforme à une certaine réalité que nous avons fini par nous représenter comme telle, parce que nous n'avons guère le choix : c'est ce que les média nous renvoient en permanence – et qu'un imposant système de publicités, d'ingénierie sociale et de presse ciblée relaient abondamment). Mais cette vision des choses est évidemment biaisée ou, en tout cas, très parcellaire. Elle n'est qu'un bain dans lequel nous vivons. Et, même si nous savons confusément que l'on nous ment, ou que l'on nous entretient dans une toujours même mixture, nous pressentons aussi qu'on ne peut pas faire grand-chose. Mille millions de regards portés sur les multiples couches de fictions qui nous abreuvent au quotidien ne peuvent pas nous permettre de percer à jour le « mensonge originel ». Ou, pour reprendre une image peut-être plus postmoderne, ne nous servent qu'à nous renvoyer le même mirage, reflété à l'infini... Les médias se sont substitués à nous. Ils ont pris la place de notre perception. Le réel s'est évaporé, derrière les écrans, dans les limbes du virtuel, au-delà du perceptible – à l'image du sdf que nous croisons chaque jour devant le métro, et que nous ne voyons plus. Pour la plupart, nous ne nous mettons plus en branle pour ça. Parce que ce n'est qu'une toute petite partie du Tout, escamoté derrière les écrans, derrière les fractales, les fondus enchaînés, et que nous nous préoccupons plus de ce qu'il y a devant nous, sur nos écrans, que de ce qu'il y a autour. Ce qui est évidemment un dérivatif pratique, pour masquer le réel. Cela nous permet de passer à côté, de le laisser à part, ou de l'escamoter dans ce qu'il a de trop sordide, ou de dérangeant. La réalité, parfois, est devenue trop violente, ou simplement trop extérieure à nous (du fait que nous avons l'habitude de nous en extraire, pour nous retrouver devant des images), pour que nous nous en préoccupions, prioritairement, et il semble en effet préférable de l'escamoter derrière des représentations de la réalité plutôt que de nous y confronter de visu. Cette tendance est particulièrement perceptible pour les générations Y et suivantes, qui n'ont pas forcément eu une expérience physique aussi marquante que les précédentes, ayant grandi avec le virtuel, et peuvent de ce fait percevoir le réel comme une agression, ou une injure faite à leur intégrité. 

Si on voulait dater ce phénomène, nous pourrions dire que nous avons commencé à « perdre le fil du réel » à partir du moment où nous avons commencé à cautionner ce système de tacite complicité qu'est le système médiatique. Baudrillard en parle dès les années 80, lorsqu'il évoque que le monde des images a commencé à précéder, dans notre perception, le réel. Cette conscience existait donc déjà à l'époque, mais elle était encore minoritaire, et dans l'esprit de certains intellectuels, et le virtuel n'était pas encore aussi prédominant. Il nous semble aujourd'hui plus facile de le montrer du doigt, quand ce monde nous submerge, et fait de nous ses intermédiaires. Ce monde est celui du forwardage, de la consanguinité, des objets de communication-rois. Ce monde décrète que si vous n'avez pas un bon réseau, vous n'existez pas. Ce monde, nous baignons dedans, mais nous ne pouvons pas faire grand-chose. A chaque fois que nous prenons un selfie, relayons une information sans intérêt, ou faisons une chose dont nous savons pertinemment au fond de nous qu'elle n'a pas grand sens, nous cautionnons ce système du vide communicationnel ambiant. »

Sur la désincarnation, p. 68

Rédigé par le boldu - blog littéraire

Publié dans #Pensées

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