Histoire véritable du loup

langue   [...]  Le loup est devenu voyeur, avec le temps. A force de ne plus rien avoir à se mettre sous la dent, il a fini par rechercher dans son quotidien quelque chose pour essayer de se stimuler. Il regarde par la fenêtre, sans conviction, en quête de quelque denrée qui lui permettrait de ne pas trop dépérir. Hélas ! rien de ce qu’il aperçoit ne rassasie le loup. Il est obligé de manger des plats tout préparés : viande sous cellophane, barbecue de biscuits, ribambelle de préparations micro-ondées ornent désormais son quotidien d’une brochette de petits agréments qu’il dit regarder sans véritable plaisir. Pourtant, on l’a honoré, avant ! On l’a dressé sur un piédestal, quand il était encore sauvage, et non domestiqué... Et voilà que maintenant que toute l'animalité est mise au rebut, on ne lui reconnaît plus sa place. On aimerait peut-être même bien s’en débarrasser du loup, si l'on pouvait...

Le loup donc survit, tant bien que mal. Et, bien loin de nous l’idée d’aller chercher les causes qui l’ont ostracisé, penchons-nous sur ses débuts controversés. Le loup est arrivé pendant la dernière guerre, dans l'un des convois-retour qui cheminaient énergiquement en direction de l’Allemagne. Dans l’insouciance de l’après-guerre, il s’était coulé de façon discrète, dans les faubourgs des villes, où il avait vécu, vieux capitaine à la retraite que l’on laisserait tranquillement s’installer, dans les vapeurs troubles des banlieues consuméristes. Progressivement, il s’était laissé endormir par le confort de toujours trouver son garde-manger rempli – et puis, ensuite, de se voir toujours habillé par les différentes modes qui lui trouvaient encore quelque charme... En ce temps-là, on ne distinguait pas bien le loup de l’homme. La confusion s'était faite générale, après la guerre, et, pour peu qu’il consente à porter un costume, comme tout le monde, le loup passait à peu près inaperçu. Il se fondait dans la masse, à la manière de ces héros de dessins animés que l’on voyait alors arriver en provenance des Etats-Unis, avec leur salopette en jean, leur chapeau de paille troué, et une toujours même marmite fumante cuisant dans un lointain arrière-plan de cartoon's. On lui aurait donné le bon dieu sans confession… Si bien que, lorsque que le loup décida de sortir ses griffes, à l'orée des années soixante-soixante, on ne s’en aperçut même pas. C’était comme si l'on avait décidé de ne pas lui reconnaître sa place. Il était déjà là, depuis tellement longtemps, au milieu de nous. Il n'y avait pas de raison de faire davantage attention à lui... C'était comme une pièce de l'échiquier, un arrière-plan de cartoon's, avec son air de vieux briscard et sa virilité revenue de tout... Le loup se vengea-t-il de l'injuste paravent d'ombre dont on s’efforçait de recouvrir sa légitimité ?... Toujours est-il qu'il se mit à essayer de surjouer les caïds. Il emprunta pour cela le réseau de la criminalité organisée, ou encore les dessous de la sexualité sur le darknet. Mais hélas, qu’il se drapât dans le manteau de la bad-boyisation, ou revêtît la capuche du petit dealer de banlieue, le loup semblait frapper fort de grands coups d’épées dans l’eau. 

Aujourd’hui, il est donc ce pauvre type dont nous avons parlé, qui mène sa vie de larve à la maison. Il ne sort pas, car il a déjà tout ce dont il a besoin pour manger dans le frigidaire. Quelquefois, il lui arrive d'avoir envie de mettre le nez dehors, histoire de se délasser. Mais alors, quel manque de respect ne sent-il pas dans son sillage !... On ne lui reconnaît toujours pas sa place. On le regarde en coin, comme un voyeur, ou un pervers-multirécidiviste. Comme l'un de ces pauvres types qui rodent à la sortie des écoles, drapé dans leur imperméable... Avant, on respectait le loup. Il était noble et fier – et, d’ailleurs, il mangeait ce qu’il voulait !... Aujourd’hui, on le maltraite parce qu’on ne veut plus de lui, ni de sa prédation. Alors, le loup accuse le coup... Il se dit que tout ce qu’il voit autour de lui n’est peut-être pas si "bienveillant" qu’il le croit. Il redoute de croiser l'un de leurs regards de compassion, qui le toiseraient comme le pire des ragondins. Hélas, il n’y a plus la moindre viande pour lui autour depuis que la publicité a développé la mode du corps filiforme. Plus le plus petit bout de graisse. Comme le Loup se sent nostalgique du temps d'avant ! Au moins on le laissait manger... Il perdait peut-être à la fin, mais il avait quand même le temps de tuer un ou deux cochons avant – car, contrairement à ce que l’on raconte dans les histoires, les deux premiers cochons du conte ne s’enfuient pas à la fin, non : il les mange !… Aujourd'hui, non seulement on falsifie les histoires, mais encore on raconte que les deux premiers cochons se réfugient chez le troisième, pour qu'il s’épuise ensuite à souffler dessus. Oh mais d’où vient cette tendance qui fait mentir les hommes au sujet de son prestige passé ?... Et pourquoi ne le réhabilite-t-on pas, en admettant que les deux premiers cochons meurent sous ses crocs, et qu’il reste donc un loup pour l’homme ?... Le loup regarde autour de lui, éperdu... Mais tout ce qu’il voit, ce sont des rangées de petits cochons maigrelets, qui marchent en rang d'oignons. En lieu et place de leurs traditionnelles queues en tire-bouchon, roulent des formes callipyges... Et à leurs pieds, de ridicules petites baskets semblables aux escarpins que l'on voit dans les contes comme Peter Pan. Ils avancent insouciants, guillerets et puérils, en adoptant la souplesse du blanc sabot des villes. Et loin au-devant d’eux, dans un crépuscule comme on n'en voit que dans la structure du métro aérien, lorsqu'elle ploie au-dessus des toits, la lumière leur assure qu’il n’y a plus le moindre danger dans le lointain.

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