Arkady

Publié le 13 Février 2024

Ce portrait est extrait d'un périple dans le golfe des Peines

 

Alexander Arkadiévitch est un journaliste que j’ai rencontré dans le restaurant d'un ferry où je voyageais. Au sortir d’un repas trop arrosé, il finissait une bouteille de vin blanc en compagnie d'autres convives. Ma première impression fut fallacieuse. Globe-trotter éminent, Arkady faisait partie de ces types un peu hors normes qu'on ne croise qu'en voyage. Ou peut-être plutôt, qu'on a l'impression de ne croiser qu’en voyage parce qu'ils n'acquièrent de bonification fantasmée que dans les transbahutements du voyage.

 

Physiquement répugnant, avec deux petits yeux rentrés dans le creux de son visage bouffi, il n'était pas particulièrement ragoûtant au premier regard. C'était un épouvantable bavard. En général, il ne vous adressait la parole que pour vous mettre le grappin dessus. Mais il arrivait aussi qu'il se mette à parler, comme ça, pour le plaisir. Il achevait à cette époque un tour du monde d’un an, au terme duquel il avouait être tombé « amoureux fou » de Rio de Janeiro. Je suspectai, derrière, la posture du touriste, qui prétend découvrir le monde par son versant « pittoresque ». Mais Arkady ne se limitait pas à cela. Sous la carapace un peu mondaine, se cachait un véritable appétit pour les choses. Fin connaisseur du monde, il avait parcouru plusieurs continents pour le compte d’un prétendu guide touristique que je le soupçonnais d’utiliser comme couverture. Il n'en faisait du reste pas grand cas, lorsqu'on en parlait, privilégiant comme il disait la découverte de petits lieux inconnus de tous aux « grandes autoroutes touristiques »... Lors d’une escale sur un îlot, je le vis insister auprès de l’officier pour se faire débarquer, sous prétexte qu'il voulait passer une semaine en compagnie d'indiens Kaweskars qui se nourrissaient exclusivement de poisson cru. L’officier refusa, ne voulant pas hypothéquer l’une de ses précieuses places à bord, mais il dut essuyer en retour l'une des rodomontades d'Arkady, qui ne se laissait pas retourner si facilement.

 

A force de bourlinguer, l'homme avait acquis une culture suffisamment diversifiée pour mystifier n'importe qui. La plupart finissaient par lâcher l'affaire. (Ou alors, comme je l'ai vu faire une fois au réfectoire, lui signifiait d'un mouvement de la tête qu'il était temps de finir son assiette qui refroidissait devant lui.) Seulement Arkady ne lâchait pas si facilement le morceau. Il était capable de vous tenir le crachoir pendant des heures. Il pouvait vous parler de la même façon d'une histoire de naufrage qui avait eu lieu dans les parages, que des potins du bord. Comment les avait-il sus ?... Je n'aurais pu le dire. Mais c'était comme s'il connaissait tout ce qu'il y avait à savoir des prises de bec de l'équipage, d'un antique rituel d'envoûtement qui avait lieu dans l'archipel où vous passiez, ou encore des légendes d'Araucanie, au nombre desquelles la figure du barman s'escrimant pour mixer son célèbre Pisco Sour lors des sursauts du golfe des Peines n'était pas dans son palmarès en moindre place. Lorsqu'il vous parlait, il avait cette expression à la fois mi-gourmande mi-cruelle (comme les yeux plissés de plaisir), qui caractérise probablement les véritables esprits curieux. Je crois que c'est à lui que je dois d'avoir fini par regarder la plupart des passagers comme une série de suspects dans un film noir. Il donnait du relief à tout. C'est lui qui raconta par exemple que la passagère de la cabine 27 ne sortait jamais de sa chambre, au motif qu'elle aurait repéré à bord un ancien amant. Ou encore que le capitaine n'était pas venu dîner trois fois de suite parce qu'il avait trop roulé sous la table... Il avait l'art et la manière du conteur. C'est plus fort que vous : vous l'écoutiez.

 

Voilà pourquoi je tenais à conclure ma petite description de ce voyage par lui. Je finirai sur la dernière image que j'ai d'Arkady. C'était le dernier soir... L'équipage avait convié tous les passagers à une monumentale partie de Bingo sur l'entrepont. Et je m'étais retrouvé embrigadé, dieu sait comment, dans cette animation de seconde zone. Je le cherchais des yeux, dans la salle, pour trouver quelqu'un à qui parler. Mais je ne le voyais pas. Comment diable avait-il réussi à échapper à ce supplice, dont tout le monde nous rebattait les oreilles depuis près d'une semaine ?... Ce n'est que bien plus tard, en redescendant par l'une des coursives, que je le recroisai. Il était au beau milieu du réfectoire. En train de tenir la jambe à quatre convives. Et les quatre types avaient les yeux rivés sur lui. Et lui joignait le geste à la parole, tel que je le connaissais, n'hésitant pas à en rajouter un petit peu pour les faire mariner. Et lui continuait son soliloque, au milieu du réfectoire, tenant probablement son auditoire en respect depuis au moins deux heures (c'est-à-dire le début de ce putain de Bingo) – tandis que le jeune Felipe, élu meilleur employé du mois comme en attestait une petite affichette épinglée derrière eux sur le planning des personnels, finissait le ménage en repassant la serpillière.

 

Rédigé par le boldu - blog littéraire

Publié dans #Journal

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