Les tontons

Publié le 23 Janvier 2024

Dans ma famille, il y a deux personnes qu’on appelle les tontons. Ce sont deux oncles de ma belle-soeur, mais en réalité un seul est son oncle, car un seul est mauricien. Mais comme ils sont toujours tous les deux ensemble, on les appelle les tontons. Ils sont plutôt amusants. En fait, l’un des deux est plus amusant que l'autre, mais comme on ne les envisage souvent que sous l'angle du duo, c'est d'un bloc qu'ils ont fini par l'être. Pourtant, si on les examine un peu plus près, le véritable tonton est plutôt rasoir. Il est même carrément taciturne. Il a l'air tout le temps dans le gaz. Je crois que ça lui vient de son île natale, dont il est nostalgique. Lorsqu'il vous parle, il semble le faire de tellement mauvais gré, qu'on ne comprend pas toujours ce qu'il dit. Son acolyte, le non-tonton, est donc bavard pour deux. Mais comme il ne l'est pas de façon volontaire, j'ai fini par me dire que c'était peut-être parce que l'un était plutôt introverti, que l'autre avait l'air amusant. C'est plutôt bizarre... Ils semblent complémentaires. On a l’impression que l'un, sans l’autre, ne serait pas forcément très intéressant. Mais que chacun, pris sous l'éclairage de l'autre, acquiert son importance. Que chacun porte en lui une lumière sur l’autre. Celui qui n’est pas tonton, par exemple, a l'air d'un perpétuel badaud. Mais il ne semble jamais aussi extérieur aux choses, aussi en lévitation sur le monde, que lorsqu'il est flanqué de son taciturne compagnon. Le tonton triste, lui, a l'air tout le temps dans les vapes. Mais il ne semble jamais aussi largué, aussi à côté de ses pompes, que quand sa rigide et empesée moitié est à ses côtés. Ils ressemblent à deux convives qui se retrouveraient à un thé où on ne les a pas forcément invités. En décalage. Le véritable tonton, depuis un moment, enchaîne les boulots alimentaires, mais je n'ai pas l'impression que ça lui donne beaucoup de baume au cœur. Quant au non-tonton, il a un métier dans le chiffrage des bâtiments qui sont destinés à démolition.

 

Je me souviens qu'une fois, ils m'ont raconté un voyage qu'ils avaient fait. C'était en Irlande, du côté de Dublin. Ils avaient loué à l’avance un petit cottage près de la mer. Mais l'avion avait eu du retard  et, une fois dans le coin, ils s'étaient aperçus que l'endroit était isolé de tout. C'était au fond d’une baie, sans voiture. En plus de cela, il s'était mis à pleuvoir. Ils envisagèrent de faire appel à un taxi local... Mais le coût exorbitant pour le faire venir de Dublin les en dissuada. Au bout du compte, ils embauchèrent un chauffeur du coin pour la journée. Mais le type trouva le moyen de les perdre dans une succession de anses et de marais, dont ils mirent plusieurs heures à se dépêtrer.

 

Le récit qu'ils m'en firent me tira presque des larmes de pitié. On aurait dit les personnages d'un perpétuel fiasco. A la manière de Dom Quichotte et de Sancho Pança, les personnages du célèbre roman. Le petit badaud replet, et le grand rêveur à la masse. Je crois qu'ils vivent encore ensemble aujourd'hui. C'est-à-dire toujours aussi indissolublement liés l'un à l'autre. Comme la plupart des vieux couples, ils vous donnent l'impression qu'ils ne pourront jamais se séparer, qu'au terme d'un accident de la route un peu improbable, sur une route de province sinueuse dans les Abruzzes. Comme irrésistiblement revenus l'un vers l'autre, dans un ultime jeu de balancier de leurs deux corps qui les aurait rapprochés pour une dernière accolade, avant le coup de feu final.

 

Rédigé par le boldu - blog littéraire

Publié dans #Journal

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article