Rencontre avec le père Ledoux

Publié le 24 Octobre 2023

 

Le père Ledoux exerçait la noble profession d’assureur, dans la région de Bourg-en-Bresse. A ce titre, il connaissait un membre de ma famille – qu’il avait dû démarcher. Par coïncidence, nous apprîmes que ce notable bressan devait venir passer ses vacances au même endroit que nous, dans le Gard. Rendez-vous fut donc pris pour le mois d’août suivant.

Par la force des choses, nous fûmes obligés de le rencontrer, lui et sa famille, puis de le fréquenter. Il s'avéra que Ledoux n'était pas un mauvais bougre. Sa femme, par contre, n'était pas très avenante. Il y avait cependant chez lui un côté un peu raseur, qui faisait qu'il fallait toujours qu'il s'impose aux gens, et qui ne plaisait pas beaucoup aux adultes. Probablement Ledoux avait-il choisi de noyer les chagrins d'une existence brouillonne dans une suractivité bouillonnante... Toujours est-il que, dès qu'il rencontrait des gens, il fallait qu'il leur mette le grappin dessus. Et, plus il réussissait à réunir de gens dans cette entreprise, plus il semblait heureux.

Ce qui n’était pas pour déplaire aux enfants que nous étions. Mais il y avait aussi les parents, qui eux le subissaient, et qui ne partageaient pas forcément le même point de vue. En d'autres temps, probablement Ledoux aurait-il pu exercer la profession de détrousseur de bourses, ou de robin des bois rétributeur dans les forêts de la redistribution mutualiste, vu qu'il ne faisait finalement que détourner par des voies plus ou moins officieuses l'argent à ceux qui se l'étaient attribué. Mais les temps étaient durs – surtout ceux de son enfance – et la fatalité l’avait si tôt frappé qu'il avait dû se dénicher cette couverture officielle pour éviter de trop se compromettre dans les règlements de compte un peu oiseux. Un premier fils tétraplégique, et un second qui avait hérité du même tic nerveux que lui (il reniflait tout le temps) eurent tôt fait de le convaincre qu'il n'était décidément pas le mâle alpha. Persuadée de n’être responsable de rien, sa femme opta pour sa part pour un report complet de son affection sur le cheval – une passion qu'elle avait dû refouler, depuis l'enfance. A force d’insistance, elle parvint à lui faire acheter une jument, puis une autre, qu’elle lui fit assurer, avant de l’emmener partout où ils allaient. Elle ne faisait qu’en parler, je me souviens, et je me rappelle aussi qu’il me paraissait particulièrement intrigant, lorsque nous étions chez eux, de l’entendre se répandre sans arrêt à propos de son cheval alors qu'à côté, son mari et ses deux fils « hennissaient » semble-t-il de souffrance sans qu'elle s'en rende compte.

De son côté, le père Ledoux fit son « mea culpa » différemment. Il accepta de se dire qu'il n'était probablement pas le géniteur qu'il fallait, et reporta tous ses efforts sur le travail. Ce qui fit rapidement de lui un assureur envahissant. (Un peu façon Séraphin Lampion, dans Tintin.) A partir du moment où il voyait mes parents, il ne les lâchait plus. Que ce soit pour un apéritif, ou une après-midi à la rivière... Au bout de plusieurs jours, mes parents n'en pouvaient plus. Ledoux débarquait chez nous sans crier gare, surgissant entre les haies qui bordaient notre jardin, et je le revois encore nous dire : « Une petite pétanque ? Un apéro-dînatoire à la maison ?... » Le fait de le voir apparaître entre les haies, à l'improviste, à la manière d'un toast surgi de son grille-pain, était pour moi une énigme appétissante. Elle n'en était nullement une pour mes parents qui, quelques heures plus tard, devraient plus ou moins repasser ces deux haies en sens inverse en compagnie de Mme Ledoux et de son cheval.

On imagine bien, à la fin de l'été, quel devait être le soulagement pour mes parents d'être enfin débarrassés de lui. Mais ils ne se doutaient pas qu’ils allaient devoir rempiler l’année suivante. Le père Ledoux leur apprendrait qu'il avait décidé, charmé par la région, de s’acheter une maison de villégiature dans le coin. A partir de là, tout ne fut plus qu'esquive, fuite, et sauts d'obstacles… Je n’étais pas du même avis. Je restais envoûté par l’énergie de cet homme exubérant. Peut-être la conscience de la tare génétique qu’il avait malgré lui l’avait-elle convaincu que l’on ne peut s’assurer contre le destin, et qu'il vaut mieux donner ce qu'on a plutôt que de chercher à s'en prémunir de partout. Toujours est-il qu'il nous emmenait aussitôt qu'il le pouvait en promenade, ou en excursion. Il était d’une générosité extrême. Je ne pouvais m’empêcher de voir en lui tous les attributs du père prodigue. Sa magnanimité atteignait son point d’orgue lorsqu'il nous emmenait, certains soirs, à des exhibitions nocturnes, ou à des spectacles de magie. C'était dans des petites caves nichées sous les causses de la garrigue. Ces soirs-là, dans le silence irréel imposé par les mains gantées de blanc du prestidigitateur, nous assistions à des tours de cartes, je me souviens, ou à des escamotages de lapin. J'étais complètement subjugué. Le magicien enquillait les tours, parmi les vieilles pierres des caves voûtées, et ce n'est que longtemps après que le spectacle s'était terminé, quand les lumières se rallumaient progressivement dans la salle, que je retournais à la réalité, finissant par entendre dans le fond les reniflements expressifs du père Ledoux qui se réveillait en s'étirant dans un bâillement satisfait au regard de toutes ces petites têtes blondes qui se tenaient bien alignées devant lui.

Suite : La partie de minigolf

Rédigé par leboldu

Publié dans #Journal

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