Le réceptionniste modéré

Publié le 16 Janvier 2024

       Blaise est réceptionniste à mon hôtel. C'est le seul homme de la réception. A plus de soixante-dix ans, il n’est toujours pas à la retraite. Je crois qu'il n'envisage pas sérieusement de s’y mettre. Il fait l'impasse... Son travail le maintient au diapason des petites trépidations de l'existence. Je l’ai pas mal observé, et c'est vraiment un cas. Tout ce qui provient de l'extérieur est perçu par lui comme une menace. Lorsqu’il prend son poste, il veut que les crayons soient bien alignés, devant lui. S’il sent une contrariété, il perd tous ses moyens. Une fois, je l'ai vu devenir quasiment blême parce que l'appareil à cartes bleues ne fonctionnait plus. Il ne savait plus à quel saint se vouer. Blaise est d’une autre génération, matérialiste et les pieds sur terre, pour laquelle la technique est essentiellement vue comme un obstacle. En même temps, il se plaint d’être le seul à l'hôtel à travailler. Ce qui est un comble, quand on sait qu'il ne fait rien de plus que les autres. Il se cache simplement derrière des paravents de fausses responsabilités, d'obligations imaginaires, de brochures à tamponner. Quand on lui demande une chambre, il n'hésite pas à vous dire qu’il n’y en a pas. (Comme ça, pas besoin de faire nettoyer...) Un jour, je l'ai vu pratiquement prendre ses jambes à son cou parce qu’une coupure d'électricité menaçait de faire disjoncter tout le quartier. La plupart des clients le connaissent, et se demandent comment il a pu continuer à proliférer ici. Certains l'évoquent même dans le « livre d'or »... « On dirait que Blaise ne veut pas être dérangé », « Que c'est lui le client, et que c'est nous le réceptionniste ! ». Mais Blaise, lui, s'en carre. Il se tient bien droit, derrière son petit comptoir. Il envoie les clients promener. Si l'un d'eux se montre trop insistant, il lui signifie par un petit regard rentré que les réceptionnistes ne sont pas des paillassons, sur lesquels on s'essuie. On a sa dignité ici ! Vingt ans que l'on travaille ! Parfois, je me demande à quoi il pense quand il regarde dans le vague, derrière son petit comptoir. Peut-être est-il tout entier absorbé par le fait que le wi-fi, pour une fois, fonctionne bien... Qui sait ce qui peut se passer dans la tête de Blaise ? Lorsqu'un client s’en va, il monte dans sa chambre pour vérifier que le ménage a bien été fait et, sous couvert de compter l'inventaire des consommations, fait main basse sur les pourboires. Une fois son larcin accompli, il redescend fissa jusqu'à la réception, où il se remet comme il était, derrière son petit comptoir. Il est simplement là, avec ses petits crayons bien rangés, dans le pot à crayons. La nouvelle trouilloteuse luisant dans un coin, comme un trophée de la bureautique qu'il n'oserait peut-être pas encore empoigner. Le nez légèrement humant la porte qui pourrait s'ouvrir à tout moment sur un nouvel arrivant. Et très franchement, qui songerait à le lui reprocher ?

 

Rédigé par le boldu - blog littéraire

Publié dans #Journal

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