Chiloé

Publié le 17 Mai 2013

   

    Il m’est difficile de parler de Chiloé sans évoquer la pluie. Celle-ci nous accompagna d’un bout à l’autre de l’île, à la manière d’une ritournelle, petite bruine matinale ou gros grain de midi, averse entrecoupant nos randonnées, ou lointain orage transperçant de ses éclairs tonitruants le ciel pesant du crépuscule. A l’instar de ses cinquante variétés de pommes de terre, l’île de Chiloé comporte un assez grand nombre d’intempéries. Je ne peux donc avoir d’opinion réellement favorable de cette île, en dehors de ce que j’ai pu supputer de sa beauté, comparable à l’Irlande, avec ses grandes étendues de terres parsemées de bruyère, et ses ballons de verdure traîtres à la montée comme à la redescente. Son folklore grouille de mythes – au nombre desquels le soleil, à mon avis, devrait pouvoir faire partie. A l'image de sa cousine européenne, l'île de Chiloé a su inspirer bon nombre de poètes, par sa désolation, sa rudesse, et favoriser l’éclosion de pas mal de légendes. Parmi elles, la personnalité du « Trauco » m’a paru plus intéressante. Elle est le sujet d’une nouvelle de Francisco Coloane, écrivain chilote unanimement reconnu pour la richesse de ses atmosphères de bout du monde.220px-Trauco Il l'évoque dans le recueil intitulé « Le golfe des Peines», que je me suis fait fort de lire au moment de la traversée du golfe du même nom. Il s’agit d’une sorte de nain hideux, à la constitution débile, à l’étrange chapeau de paille et aux gros pieds difformes. Il attire les petites filles pour les violer. Il ensemence ensuite en elles la graine d’un enfant monstrueux, qui naîtra plusieurs mois plus tard dans d’atroces souffrances, et au milieu de la famille épouvantée. D’une certaine prémonition, ce personnage m’a paru d’autant plus pertinent qu’il est développé avec humour par Coloane, lequel joue de hardiesse lorsqu’il confronte la figure de ce monstre avec les témoignages des différents maris cocufiés partis en mer. Tantôt porté à croire au personnage, tantôt à le désavouer, le lecteur se retrouve ballotté entre les différentes versions des protagonistes qui, de la fille à la mère en passant par les amis du père, rivalisent de vilenie en concèdant leurs propres négligences. On en arrive à ne plus savoir qui est qui, et qui dit la vérité. S’ils ne sont pas tous coupables. Y compris la jeune fille : après tout, quelle idée d'aller jouer les tentatrices auprès du Trauco ?... C’est là l’habileté de Coloane d’avoir réussi à semer un tel sentiment de confusion que l’on en vient à trouver le Trauco presque attachant, et à se raccrocher à sa figure consolatoire. Ce dernier prend alors les traits d’un amusant nain de conte de fées, avec sa coiffe de légumes et ses gros pieds patauds, et semble endosser toutes les projections de nos perversions. D’une certaine façon, le Trauco m'a paru s'apparenter à certains de ces boucs émissaires que notre société développe désormais à tour de bras (les pervers, les pédophiles, les exhibitionnistes...). Avec son allure de badaud mal léché, c'est tout à la fois la figure du mâle émasculé, et celle de l'ogre déraciné (à l’instar d’Abel Tiffauges, par exemple, le héros du Roi des aulnes). Il  semble absorber, par son étrange plasticité, toutes les déviances et les excentricités d'une société devenue libidineuse à l’excès.

Rédigé par le boldu - blog littéraire

Publié dans #Journal

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