LA LETTRE DE CANDIDATURE
Publié le 6 Avril 2012
Messieurs,
Jeune homme pauvre du nom de Wenzel, commis de comptoir sans emploi, et cherchant une place à ma convenance, je me permets, par la présente, de vous demander très courtoisement et poliment s'il ne s'en trouverait pas une de libre dans vos agréables locaux pleins d'espace et de lumière. Je sais que votre honorée firme est grande, glorieuse, vénérable et riche, aussi je ne doute pas qu'il me soit permis de caresser l'espoir qu'une jolie petite place, facile, agréable, est vacante chez vous, où je pourrais me glisser comme dans une sorte de douillette cachette. Sachez bien que je me prête tout spécialement à l'occupation d'un petit coin modeste de ce genre, car toute ma nature est délicate et mon caractère est celui d'un enfant tranquille, bien élevé et rêveur à qui, pour être heureux, il suffit qu'on ait de lui l'opinion qu'il a peu d'exigences et qu'on l'autorise à prendre possession d'un tout petit bout d'existence où il lui soit permis de se montrer utile à sa façon, et de la sorte de se sentir bien.. Une toute petite place, un doux coin tranquille à l'ombre, voilà en quoi de tout temps a consisté le plus intime contenu de mes rêves, et si je pousse les illusions que je caresse à votre endroit jusqu'à la prétention, jusqu'à espérer que mon rêve de toujours se transforme en une exaltante et vivante réalité, vous aurez en moi le plus zélé, le plus fidèle serviteur, qui mettra un point d'honneur à remplir avec exactitude et ponctualité toutes ses menues obligations. Je ne peux remplir de missions importantes et compliquées, et les tâches aux vastes implications sont trop lourdes pour ma tête. Je ne suis pas spécialement intelligent et, c'est là le point principal, je n'aime pas à contraindre ma tête, je suis plus un rêveur qu'un penseur, plus un zéro qu'une énergie, plutôt obtus que pénétrant. Sûrement il existe dans votre institution aux multiples branches, que j'imagine regorgeant d'offices et de sous-offices, une sorte de travail que l'on peut accomplir comme en rêve. -A franchement parler, je suis un Chinois, je veux dire un homme qui trouve charmant et joli tout ce qui est petit et modeste, et que tout gros effort de longue haleine effraie et terrifie. Je ne connais qu'un besoin, celui de me sentir bien, afin de pouvoir chaque jour remercier Dieu pour les bienfaits, les bénédictions de l'existence. La passion d'aller loin dans la vie m'est étrangère. L'Afrique et ses déserts sauvages ne me sont pas plus étrangers. Voilà, vous savez maintenant quel genre d'homme je suis. -Je tiens la plume, comme vous le voyez, avec grâce et facilité, et vous ne devez pas forcément m'imaginer tout à fait dépourvu d'intelligence. Ma tête est claire; mais elle se refuse à emmagasiner beaucoup, voire trop des choses auxquelles elle répugne. Je suis honnête, en même temps bien conscient que cela, dans le monde où nous vivons, ne présente aucun intérêt. Je reste donc dans l'attente de lire ce qu'il vous aura plu de répondre à votre très obligé candidat qui se noie dans l'expression de sa considération très haute et distinguée que vous prie d'agréer le soussigné
Wenzel.
Robert Walser, "Petits textes poétiques", 1914