Sur les monstres modernes

Publié le 5 Mars 2012

    

    En d’autres temps, les hommes avaient des dieux pour expliquer les phénomènes qu’ils ne comprenaient pas. La nature, l’eau, l’air, le feu, la mort, étaient représentés par des créatures mythologiques, qu’ils avaient probablement inventées. Et les artistes eux-mêmes, jusqu’à très récemment, y puisaient comme dans une manne pour nourrir leurs histoires, illustrer leur pensée, ou incarner leurs peurs et celles de leurs personnages. Mais le vingtième siècle a changé la donne. Non que ces mystères aient été élucidés, loin de là, ça c’est ce que l’homme se plaît à croire… Mais ils ont été peu à peu escamotés pour être remplacés –  à l’aune des grands conflits meurtriers du vingtième siècle, et leur lot de barbares sanguinaires –  par des nébulosités bien plus enfouies : la cruauté humaine, et ses épiphénomènes. Avec l’avènement de la technique, l’homme s’est peu à peu départi de ses mythologies fondatrices pour s’ériger en maître, et a remplacé les grandes interrogations capitales par les manifestations avantageuses de son pouvoir. Pour énigmatiques qu’elles soient, ces manifestations n’en demeurent pas moins son œuvre, et elle sont peu à peu devenues tout aussi incontrôlables. Il a substitué, aux peurs des confins de ce monde, aux mystères de la vie et de ses origines, au fantasme de l’ennemi qui se trouvait par-delà les frontières, les périls de son propre nombril. Il a engendré des phénomènes insubmersibles, incontrôlables, dévastateurs, dignes du démiurge qu’il est peu à peu devenu au regard de la Nature.

Je veux parler de la Rumeur, de la Bourse, de la Frénésie technologique, ou de la Publicité et de la Vitesse (ces fées ratés de l'électricité !). Tous ces phénomènes sont en réalité des manifestations humaines, que nous ne pouvons pas prétendre avoir en notre pouvoir, à partir du moment où nous leur avons « lâché la bride ». Elles fonctionnent sans nous. (Il suffit de constater avec quelle célérité la dernière crise boursière s'est propagée – ou son corollaire désormais obligé : la propension à en parler). Ces phénomènes sont trompeurs : ces « monstres », ce sont nous qui les avons inventés.  Ils pourraient donc être sous notre dépendance, si nous décidions de nous en réapproprier le contrôle. Mais il n’est apparemment pas dans notre volonté de le faire… Nous préférons les laisser se mouvoir, comme s'ils étaient extérieurs à nous, au besoin les diaboliser, pour bien nous en dédouaner. Est-ce parce qu'ainsi, en nous désolidarisant de leur paternité, nous espérons nous en déculpabiliser ? Pour qu'ils deviennent « autres » que nous ?... Comme des créatures vivantes, et autonomes... Il apparaît que nous nous sommes peu à peu dépossédés de notre démiurgisme, c'est-à-dire de notre capacité à créer des entités qui nous dépassent. Un peu comme il en était de ces fameux mystères que nous ne nous expliquions pas (dieu, les origines, la nature), ce sont devenus des « êtres vivants »... Par certains aspects, ils ont un rapport avec les créatures qui représentaient nos peurs. Ce sont des entités totalitaires, invisibles, et rampantes. Je me suis efforcé, dans certains de mes textes, de représenter ces figures en empruntant parfois à nos mythologies fondatrices. A partir du moment où ces mythologies sont mensongères - parce qu’inventées -, pourquoi ne pas en créer une nouvelle ?... Mon projet est d'inventer une sorte de mythologie qui les "renfermerait" toutes, une mythologie d'ordre n, si l'on peut dire, parce qu'elle en refermerait le cycle. Elle deviendrait alors la plus effrénée, puisqu’elle serait la dernière, et déroulerait ses rites et ses doctrines en une sorte de folie itérative qui serait comme l’écho de ces entités vertigineuses que nous avons créées. C’est à mes yeux le seul moyen de nous amener à reprendre le pouvoir. Nous permettre de nous réapproprier, par les archets de la pensée, ou de la création, la paternité de ces monstruosités incontrôlables que nous avons nous-mêmes engendrées.

 

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Rédigé par leboldu

Publié dans #Pensées

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L
"tu me parles avec raison d'amitiés virtuelles, mais le Moyen Age avait déjà inventé juste après les Croisades l'amour virtuel!! (cf. "L'amour de loin", du troubadour Jaufré Rudel, amoureux fou de<br /> cette princesse établie à Tripoli dans l'actuel Liban si je me souviens bien, qu'il n'avait jamais vue, ha! ha! ha!)" Excellent, Oscar !
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O
Tu as raison bien sûr, cher Nicolas, et ce n'est pas une formule purement rhétorique sous mes doigts; mais tu sais que j'ai l'esprit de contradiction et surtout que j'aime bien taquiner!<br /> <br /> Donc tu n'as pas l'intention de créer un nouveau mythe de Ctulhu: dont acte!<br /> <br /> Quitte à remplacer les anciennes mythologies gréco-romaines, j'aurais d'ailleurs plutôt un faible pour le merveilleux (et là je ne plaisante pas) mythe d'Isis et pour une résurrection du culte de<br /> cette sublime déesse-soeur, mais passons!<br /> <br /> Parlant de l'homme occidental, tu as évoqué, je cite: " les nombreuses variétés multiformes de sa capacité à faire le mal", et je te rejoins entièrement sur ce point capital, j'ajouterais qu'à mon<br /> avis elle durera, cette capacité, bien qu'à travers des avatars variés en effet, aussi longtemps que lui-même, et dans ma générosité je lui adjoindrais volontiers l'homme oriental, magré ses<br /> innovations techniques moins rapides dans un passé qui me paraît d'ailleurs tendre à s'abolir de jour en jour, mondialisation oblige (heureuse bien sûr, comme l'ajouterait le triste sire qu'est un<br /> Alain Minc, ou l'un quelconque de ses inspirateurs ou suppôts comme Guy Sorman(n?))...<br /> <br /> Encore une taquinerie pour finir en restant fidèle à moi-même: tu me parles avec raison d'amitiés virtuelles, mais le Moyen Age avait déjà inventé juste après les Croisades l'amour virtuel!! (cf.<br /> "L'amour de loin", du troubadour Jaufré Rudel, amoureux fou de cette princesse établie à Tripoli dans l'actuel Liban si je me souviens bien, qu'il n'avait jamais vue, ha! ha! ha!)<br /> <br /> <br /> Amitiés bien réelles quoique virtuelles!
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L
Cher Oscar, pour le coup, nous ne parlons pas de la même chose : quand j’évoque les anciennes mythologies comme n'étant plus à même d'exprimer le monde dans lequel on vit, je ne me préoccupe que de<br /> création, évidemment, et pas de monde réel. Forcément, la peur de la mort existera toujours (encore que, dans les grandes métropoles urbaines, elle a tendance à s'estomper (au profit de la volonté<br /> de tous se ressembler ?)), l'envie, la jalousie, le désir, la fureur ogresque de Saturne dévorant ses enfants, tout ça... ; mais ce que je me propose juste, c'est de les retransposer à la mesure<br /> des changements de ce monde, car elles ne me semblent plus "particulariser" le vague fondu enchaîné dans lequel nous nous trouvons en ce moment. Je te prends un exemple : nous mêmes communiquons<br /> depuis bientôt deux ans par voie internaute sans nous être jamais rencontrés, comme deux vieux amis : n'est-ce pas là une preuve, sinon une manifestation, que le monde virtuel n'est pas qu'une<br /> mode, qui a de plus en plus d'emprise sur notre vie et sur notre quotidien ?... Non, à mon avis, le virtuel est la caractéristique première du monde occidental tel qu'il se désincarne en ce moment<br /> (voir mon précédent texte à ce sujet) et je ne sache pas l'une de ses composantes dans un proche avenir qui ne va pas s'y plier, car c'est dans l'ordre des choses du monde contemporain (occidental)<br /> de se désincarner pour éviter les conflits (jusqu'à la prochaine invasion de planète extra-terrestre où l'on s'empressera d'oublier toutes ces bonnes intentions pour tout piller et tout dévaster<br /> (cf starship troopers)). Je n'ai donc pas vraiment de vindicte contre ces furies virtuelles : je dis simplement que c'est comme ça, qu'on n'y pourra rien changer, et qu'au vu du pouvoir que ces<br /> monstres modernes prennent de plus en plus sur nos esprits et nos corps (et là, tu me concéderas peut-être que le pouvoir de la publicité d'aujourd'hui n'est pas celui d'hier), mieux vaut les<br /> prendre en considération... Enfin, concernant ma mythologie d'ordre n, je n'en ai parlé qu'au figuré, je n'entends bien évidemment pas en créer une véritable (je ne suis pas un scientologue), mais<br /> uniquement montrer, à travers le caractère itératif de la mienne (tu sais, comme dans une suite arithmétique), la caducité désormais à mes yeux de toutes les autres (du moins lorsqu'on se borne à<br /> vouloir représenter le monde et à en parler, artistiquement. Après, pour le reste, je laisse les grands sénéchaux de la politique creuse et les ténors de la pensée unique s'exprimer et pontifier à<br /> loisir...)
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O
La der des ders, promis: "corrections" (!! grrr!)
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O
Correction à la fois sémantique et sytaxiques:<br /> <br /> lire: "les croyances ET LES PULSIONS qui touchent à le psyché la plus profonde... ELLES, dureront je crois bien plus longtemps..."<br /> <br /> Tu voudras bien m'excuser, j'avais écrit dans le feu de l'amour filial le plus ardent!!
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O
En effet, cher Nicolas, tu évoques le monde réel, et pas seulement les reflets auxquels il peut donner lieu dans et par la création esthétique;<br /> <br /> toutefois, et juste pour te taquiner, car tu auras déjà remarqué que c'est là mon péché mignon, j'ajoute encore -na!!- que la publicité aussi, que tu cites juste avant l'appât du gain, dont elle ne<br /> procède bien sûr que trop manifestement (et non du souci philanthropique d'informer par exemple, dont elle est au mieux comme la parodie grimaçante, -au point de réussir à nous amuser parfois,<br /> reconnaissons-le-), la publicité donc est, elle également, longuement, avec autant de pertinence que d'esprit piquant, mise en récit dans "César Birotteau", du même grandiose Balzac dont je te<br /> touchais un mot hier!<br /> <br /> Quant au monde virtuel, objet piteux de ta vindicte d'ailleurs très justifiée à mon avis, il me semble voué à disparaître tôt ou tard comme toute mode frivole (du moins je l'espère, je me fais<br /> peut-être des illusions comme cela m'est souvent arrivé dans mon existence titubante), alors que les croyances qui touchent à la psyché humaine la plus profonde, l'agressivité, la peur de la mort<br /> et le désir d'amour par exemple, eux, dureront je crois bien plus longtemps, et ma chère et envoûtante Aphrodite, mère attentionnée d'Enée, pathétiquement tendre quand elle protège et sauve son<br /> fils des fureurs et brutalités achéennes dans "L'Iliade", loin de l'image dénigrante de la vulgaire courtisane qu'on donne si souvent de Vénus, fait partie de ces mythes consolateurs, tandis que le<br /> Saturne de Goya qui dévore ses enfants terrifie encore aujourd'hui qui le regarde les yeux dans les yeux, avoue-le! non?<br /> <br /> donc par pitié laisse-moi au moins rêver encore un peu d'elle sur mes vieux jours et avant de quitter cette "vallée de larmes" (allusion à un autre livre de croyances très datées, mais qui<br /> m'agréent moins, ha! ha!)<br /> <br /> Et encore: OUI, nous ne sommes que trop les créateurs des horreurs qui nous dévorent pour reprendre le terme, comme s'il n'y en avait pas assez d'autres qui ne dépendent pas de notre volonté!!<br /> <br /> Tu veux créer par la représentation une nouvelle mythologie de monstres qui remplace celles des Anciens? Pourquoi pas? Mais je t'en implore, laisse une petite place à l'angélisme dans cet univers,<br /> loin, loin au-dessus du nouveau septième cercle!!<br /> <br /> Là-haut, tu sais: "...les nuages, les merveilleux nuages!..." ("Le spleen de Paris", Baudelaire)...<br /> <br /> Amitiés pas seulement mythologiques!
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L
Cher Oscar, merci de ton retour. Tout d'abord une petite précision : il ne s'agit pas d'un point de vue sur la littérature uniquement mais sur le monde en général (et occidental en particulier) et<br /> ce que l'on peut en tirer au niveau esthétique. En ce qui concerne la course à l'appât du gain etc..., je suis bien d'accord avec toi, ils font partie d'un second membre de phrase, qui ne<br /> caractérise pas vraiment les « folies » du monde moderne, mais uniquement des épiphénomènes (tu remarqueras d'ailleurs que je ne leur ai pas donné de majuscules). Pour la mythologie gréco-latine,<br /> par contre (et je sais que nous en avons déjà discuté, et que tu ne seras peut-être jamais d'accord : question de génération, ou de sensibilité personnelle ?) je réaffirme que les vieilles<br /> mythologies gréco-latines ne sont plus en mesure d'exprimer le vertige du brouillage des codes du monde contemporain ; ce qui ne veut pas dire qu'il est indécodable (ça, c'est ce que certains<br /> aimeraient nous faire croire) mais simplement, à mon avis, au prix d'une lecture différente de notre environnement - que ma prospective et ma recherche esthétique, je l'espère, contribueront à<br /> éclairer...
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O
Analyse très fouillée et instructive quant à tes préoccupations esthétiques et au buts que tu te proposes à cet égard, cher Nicolas.<br /> <br /> Je préciserai juste: si "la course" provoquée par "l'appât du gain, et le vice qui en découle", ne sont pas déjà au coeur de l'univers balzacien, en pleine première moitié du XIXème siècle, certes<br /> sans informatique encore mais non absolument sans mondialisation, déjà aussi, je ne sais ce qu'il te faut!!<br /> <br /> La mythologie grecque obsolète? Et Eros avec sa redoutable mais aussi salvatrice et adorable Aphrodite, comme la chante si bien Lucrèce au début de "De natura rerum", et Oedipe (la portée de ce<br /> dernier mythe prête davantage à controverses, je te le concède), mon cher ami, pour ne citer qu'eux?<br /> <br /> Mais ne chinoisons ni ne cherchons la petite bête: ton texte reste dans l'ensemble remarquablement clair et pertinent!!
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