Un esthète de l’attente

Publié le 25 Septembre 2013

Cet article clôt le cycle que j’ai entamé sur les personnages qui m’ont marqué dans le passage Jouffroy – quand j’y travaillais.

     Un soir, un petit bonhomme dont je reconnais l’accoutrement pénètre dans le hall de réception. Il s’agit de Monsieur D, un client de longue date de l'hôtel. Il a un style reconnaissable : il fume sans arrêt une longue pipe, dont la fumée envahit tout le hall. Il porte un béret basque, et une canne-épée (ne me demandez pas comment je sais que c'est une canne épée, je le sais, c'est tout). Il arbore cela avec bonhomie, comme une sorte de prolongement de sa personne. Cela va bien avec son côté trapu, crâne chauve, renfrogné. Je ne lui connais pas d’amis. Il semble solitaire. En tant que client fréquent des salles obscures, il est passionné par le cinéma. Ce soir, il revient justement d'un film qui vient d'être projeté : In the mood for love, de Wong Kar-Wai. Il m'en parle avec effusion. Il va et vient, dans la salle de réception : « Vous savez, jeune homme (à cette époque on me donnait volontiers du jeune homme), dans ce film il y a tous les ingrédients d'une esthétique de l’attente. C’est un homme qui est amoureux d’une femme. Laquelle ne peut pas l’aimer, évidemment, et alors il l’attend. Mais elle aussi l'attend, car elle le désire secrètement – et ce bien qu’elle ne le dise pas... Ah c’est si beau, vraiment ! » Je ne crois pas qu’il y ait de sa part de volonté d'être condescendant. C’est simplement dans sa nature de dire les choses comme ça, plus ou moins allusivement, sans aller droit au but. « Je me demande, conclut-il en laissant pendouiller sa pipe sur le côté, s’il n’y a pas dans ce film tous les ingrédients d'une esthétique de l’attente ?... Il l’attend, et elle l’attend aussi, et tous les deux s’attendent mais leur amour est impossible !… ». Je m’imagine alors qu’il va se saisir du Télérama qui est posé sur la table de la réception, et continuer à me seriner. Mais non, il finit son laïus et me plante là, dans le hall. Il part se coucher. Je reste seul dans la réception. Je prends le temps de réfléchir à ce qu'il m'a dit. Je suis assis derrière mon comptoir, il est tard, et tous les clients sont déjà rentrés. Les lumières sont toutes éteintes, dans la galerie. On ne voit presque rien. Et je repense à qui m'a dit... Une « esthétique de l’attente » ?… Je voudrais bien l'y voir.... N’est-ce pas ce que je vis, justement, chaque soir ?... Attendre les clients. Leur donner leur clef. M'astreindre à exaucer le moindre de leurs caprices… Je n’avais pas encore vu ce film à l'époque. Mais j'ai depuis corrigé ce défaut – et je dois bien avouer que Monsieur D. avait raison. C'est un très grand film. Il y a dedans toute une recherche autour de l'attente, à travers la description d'un amour manqué, celui de deux êtres qui se recherchent tout en se fuyant. Et je revois non sans émotion ces longs travellings qui se déroulent comme dans un rêve, faisant se croiser les deux protagonistes en haut d’escaliers qui semblent inexpugnables, sur un fond de musique désormais connu dans le monde entier. Mais tout de même, me parler à moi, d’« esthétique de l’attente »... Ce ne sont pas des choses qu'on dit à un veilleur de nuit !

Précédent : Les personnages : L’inventeur

Rédigé par le boldu - blog littéraire

Publié dans #Journal

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article