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Publié le 18 Avril 2023

 

Quand j’étais jeune, je m’interrogeais souvent, en sombrant dans les volutes nicotinées d’une soirée passée à rien faire (juste fumer, regarder la télé) sur ma faculté à être spectateur. Je culpabilisais. Je me disais que je ferais mieux d’écrire. Seulement j’avais parfois beaucoup écrit, dans la journée, et il faut bien à un moment lâcher du lest. Je flemmardais... Je faisais celui qui ne se rend pas compte qu'il est victime d'un nouvel asservissement. Je voyais bien que je n’étais pas le seul... Dans les autres fenêtres, des autres immeubles, les mêmes petits carrés striés de lumière jaune accusaient la même dépendance à la télévision (et puis, plus tard, à l'écran en général). Mais je ne voyais pas pourquoi je devrais m'en gourmander. Aujourd’hui encore, je ne vois pas de raison de se plaindre de l'intrusion de la télévision dans nos habitats. J’en ai une, que j'utilise assez peu, et je ne vois pas de raison de ne pas en avoir. Comment peut-on apprendre à lutter contre une chose, si on ne l'a pas devant soi ?... En plus de ça, la télévision a apporté toutes sortes de bienfaits à toutes sortes de gens, à commencer par l'information à la maison. La contrepartie, évidemment, c’est notre dépendance... Mais doit-on se le reprocher ? Au point de chercher à supprimer le média qui la diffuse ?... Elle n’est pas tant la cause, si on y réfléchit, que le moyen. D’où cette mauvaise conscience qui affleurait, dès cet âge, que je ferais mieux de lire que de regarder la télé. Ce n’est pas tant elle, si on regarde les choses en face, qui est responsable de notre passivité, que l'omniprésence de l'information. Les ordinateurs, les portables, notre propension à être toujours branchés – ailleurs que là où nous sommes. Car qui dit société du Spectacle, dit Spectateur... Nous ne pouvons pas y couper. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de lire, le cas échéant, car la plupart des livres n’ont pas été écrits dans le but d'ensemencer notre servitude, mais notre libre-arbitre, et éventuellement notre part active dans la préhension de ce que nous découvrons. Ils ne cherchent qu'à nous élever, à nous divertir, à nous sortir d'un réel qui n'est pas forcément reluisant – bref 1, à nous permettre de rester en lien avec d'autres esprits par le biais d'univers qui ne sont pas forcément les nôtres.

1 dans une époque où la communication est devenue le lieu de tout, sauf du partage de subjectivités véritables

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Publié le 4 Avril 2023

 

        C’était un peu avant d’arriver à Zagreb, on roulait sur l’autoroute, du côté de la frontière slovène. Il y avait quelques nuages au-dessus de nous mais il faisait plutôt beau. A un moment, nous sommes passés sous un pont. Et de l’autre côté, il pleuvait à torrent. C'était surnaturel. Comme s'il y avait eu une frontière entre les nuages et le beau temps, que la largeur de ce pont aurait représentée. De l'autre côté, les voitures surnageaient, en projetant de prodigieuses nappes d'eau boueuse sur les remblais. (On aurait dit un vrai carnage.) Heureusement ça n'a pas duré. Un peu plus loin, à peine cinq minutes plus tard, quelques portions de bleu se faisaient place dans le ciel, et de filandreux arcs-en-ciel perçaient ça et là la voûte des nuages, à l'approche de Zagreb.

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Publié le 14 Mars 2023

 

      Alors voilà le topo. Le week-end dernier, avait lieu à Saint-Tropez le grand rassemblement annuel des conducteurs de Harley. De tous les coins d’Europe, les gars ont débarqué, peinards, sur leurs bécanes rutilantes. Cuir & acier trempé, moustaches rebiquantes, gros guidons et bières fraîches. Autant dire que Tropez les vit entrer d’un mauvais oeil. C’était sa fête ce week-end-là (la « Saint Tropez »), et les motards eurent tôt fait de se voir reconduits à la frontière. « Désolé, m'ssieurs-dames, mais c’est jour de bravade ce samedi. On ne peut pas vous accueillir ! » Poliment mais sûrement, les poilus acceptèrent de se replier en direction du petit village de Grimaud, dans l’arrière-pays montagneux. Où l'on s’empressa de récupérer l’événement. «Nous, habitants de Grimaud, petite cité de caractère qui a abrité les plus grands ducs d’Oc et de Provence, acceptons d’héberger les fils de David – hommes, femmes, et pots d’échappement ! ». L’affaire fut entendue, et l’après-midi même, les bikers débarquaient, en masse, dans les rues de la ville. Tout ceci pour l'élection annuelle de la plus belle harley. Un fracas de tous les diables. Plus de cinq cents motos se retrouvèrent alignées le long des pierres de la vieille ville. Pour un peu, c’est le patrimoine de Grimaud qui y serait passé si la civilité des bikers ne s’était révélée exemplaire. Placidement, mais sûrement, l’élection se déroula dans une ambiance bon enfant. Nappe et vin rouge qui tache, photos-souvenirs sur les escaliers, podium de moustachus. Tout cela se passa dans une ambiance bourdonnante et crissante d'insectes – jusqu’à ce que, vers 17h30, l’un des fils-de-David sonnât le glas du départ. « C'est l'heure » fit-il à l'intention de ses collègues. «  On y va...» Et la meute s'ébranla. Le timing de leur trajet-retour fut plus ou moins approximatif. Et c’est ainsi que je les croisai, quelque temps plus tard, dans Saint-Tropez. Les gars débarquaient, en file indienne, en klaxonnant. Ça pétaradait, à qui mieux mieux. Comme j'ignorais tout de leur présence, je demandai à l'une des personnes amassées dans la foule pour les regarder ce qu’ils faisaient ici. La personne me répondit :

 – Du bruit !

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Publié le 21 Février 2023

    Au gymnase-club de Wall Street, entre midi et deux, les appareils d'entraînement et autres tapis roulant sont tous branchés, les uns à côté des autres. Ils servent à représenter les performances sportives des traders, pendant la pause. On peut tous les voir courir, debout, en ligne. Sur des écrans latéraux, des suites de chiffres les renseignent en temps réel sur les cours de bourse. Comme ça, les traders ne sont pas trop dépaysés. Ils peuvent voir comment se comporte l’action du jour, ou l'obligation de la semaine. Celle de leur cœur est représentée par des petites courbes sinusoïdales, qui captent leurs palpitations cardiaques. Ils ne perdent pas trop de temps, comme ça. Ils sont comme au travail, branchés en permanence sur tout un tas de chiffres qui leur donnent la conjoncture boursière, ou la radiographie de leur forme physique. Ils peuvent assister à la lente dégringolade du « brut », en même temps qu’à celle de leur courbe d'albumine, de graisses polyinsaturées, ou d'acides aminés. Pendant ce temps, leur tee-shirt se voit gagné par une large auréole de transpiration incompressible. Et leur front par de la sueur. Leur dépense en calories est symbolisée sur des petits camemberts, en haut à droite, qui retranscrivent la somme cumulée de ce qu’ils perdent, en kilojoules. Seule la décrue de leur embonpoint n’est pas ici représentée. (Il suffirait pourtant d’un simple aller et retour au snack-bar du coin pour l'endiguer d'un seul coup – mais n'allons pas plus loin.) Les hommes, donc, courent... Une partie d'entre eux est installée sur des tapis roulants, d’autres sont sur des machines. D’autres encore pédalent sur des vélos d'entraînement. Il y en a même un qui porte un casque sur les oreilles. Comme ça, il ne risque pas d'être dérangé. Il peut se concentrer entièrement sur les captations de ses performances.

Devant ses yeux, l’action de son espérance de vie se déroule, implacable et précise. Après trente, trente-cinq ans, dit-on, les traders ne sont plus bons à rien. C'est pourquoi il faut leur donner les moyens de se maintenir en forme. C’est un peu comme si vous leur offriez des stocks options sur leur espérance de vie, si vous voulez. Après, il ne leur reste plus qu'à se mettre à la retraite, et à vivre une petite vie tranquille, au vert... Sur les écrans, les calories s'incrémentent, les historiogrammes se soulèvent, la transpiration s’exsude. L’homme de la finance court, comme dans le générique de sa vie. Une existence qu'il regarde passer, sans y participer vraiment, en une lente capilotade de pixels, de courbes, de statistiques qui se désolidarisent. Une vie trépidante, comme un feu d'artifice que l'on regarderait lentement s'élever, ou que l'on verrait exploser dans la gerbe d'étincelles de deux avions lancés à vive allure sur les tours du world trade center. Le trader est tout entier absorbé dans la contemplation de ses courbes. Il se regarde en sinusoïdes, en camemberts, en historiogrammes qui montent et qui descendent, comme en une perpétuelle fuite, à la manière de ce tapis roulant qui se déroule sous ses pieds, et qu'il poursuit obstinément comme s'il s'agissait de sa propre vie qu'il regardait s'enfuir dans le gouffre béant de la fente au-devant de lui.

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Publié le 7 Février 2023

       Paseos est le seul guide de Puerto Piramides à parler anglais. Comme en tout ils sont deux, Paseos écope d'à peu près cinquante pour cent des flux touristiques de la région. Ce qui paraît beaucoup pour ses petites épaules. Paseos, cependant, a plus d’une corde à son arc. Afin de ne pas être trop sollicité, il s’est installé tout en haut d'un promontoire, à l'écart de la ville, juste entre les stores de la bibliothèque et la caserne récemment murée des pompiers. Comme ça, personne ne risque de le remarquer. Si toutefois ses services venaient à se faire sentir, sachez qu’une petite route mène jusqu'à chez lui. Une petite route qui n'est que la première d’une longue série.

    La plupart du temps, son bureau est fermé. Garé sur le côté, son minibus bordeaux rutile sous le soleil. Il porte l’inscription stylisée de la compagnie dont il est à la fois l’employé et le propriétaire, Paseos Patagonios - excursiones en la peninsula. Une fois sur place, on a une chance de se voir accueilli par les aboiements de son chien. Mais ce n’est que la partie émergée de l'iceberg, la façade commercialement correcte de son entreprise – derrière laquelle, pris en flagrant délit de juste sieste, se cache Paseos. Réveillé par notre arrivée, Paseos se redresse d'entre les canisses pour nous accueillir. Les cheveux en bataille, ses enjambées font bouger sur sa tête une houppette de mèches blondes. Il s’exprime dans un anglais volontiers « fluently ».

     Hopefully, nous dit-il, il serait ravi de nous faire visiter la péninsule, mais pour que l’opération soit financièrement rentable, il nous faudrait encore quatre personnes de plus. Nous sommes donc invités à revenir le lendemain.
   « You know, conclue-t-il avec un entrain factice.
I am rather optimistic. »          

     Le lendemain, nous nous présentons de bonne heure à son office. Paseos a tout prévu. Il a fait ronronner le moteur de son minibus, tout là-haut, sur la colline. However, nous baratine-t-il dans son anglais de commercial, il est encore beaucoup trop tôt pour anticiper sur les éventuelles « candidatures » de la journée. Le mieux serait de revenir vers deux heures. Non, non, pas dans deux heures, à deux heures. Poireautons en attendant au Reggae Lobster Bar.

      Lorsque nous revenons, Paseos arbore une mine déconfite. Unfortunately, nous dit-il, aucun touriste ne s’est présenté aujourd'hui. Mais qu’on ne désespère pas : sa belle-mère et sa belle-famille arrivent justement exprès de Buenos Aires pour visiter la région. Il compte les emmener demain en excursion dans la péninsule... Nous n’aurons qu’à nous joindre à eux !

     Le lendemain, nous nous entassons donc à dix dans le minibus bordeaux. Il y a là toute sa belle-famille, comprimée dans l'habitacle. Tout juste est-il possible d'avoir un point de vue sur le paysage. Paseos nous montre de temps à autre, d'un index nonchalant, un des petits lacs d’eau salée qui miroite dans le lointain. Mais à peine le temps de fixer l'objectif dessus qu'une tête s'intercale, entre les têtes. Nous nous arrêtons au rebord d’une falaise. Tout le monde s'est déjà agglutiné devant le paysage. Paseos évoque avec son air revenu de tout les alignements de phoques qui se prélassent, en contrebas, sur la grève. Quelquefois, nous apprend-il, un orque surgit des flots et, profitant de la marée montante, fait de quelque bébé phoque son repas. Nous repartons la mine désolée. En fin d'après-midi, Paseos nous fait apercevoir un cyclone qui se prépare à l'horizon. Il précise que ces tourbillons sont capables d’emporter des colonies entières de petits animaux, comme des grenouilles, avant de les restituer plusieurs centaines de kilomètres plus loin dans la prochaine averse. Nous rentrons le moral en berne vers Puerto Piramides. 

Journal, 2001

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Publié le 17 Janvier 2023

     [...] Le lendemain matin, luttant contre les remontées acides du pétillant chilien, nous dévalons les pentes du cerro Otto. Dans une ambiance printanière. Nous sommes escortés par quatre bassets qui nous mordillent les chaussures. Assez souvent, par le passé, je me suis vu comme ça coursé par des chiens au retour des lendemains de fête. Allez savoir pourquoi, c'est peut-être une assignation à rester sur ses gardes, pour l'année à venir. Toujours est-il que, plus que la lumière fin de siècle que nous recherchions, ce sont celles du commencement qui nous accueillent, avec leurs cascades de vert, de jaunes incendiaires, de talus irradiés de lumière. Un fin rayon de soleil filtre en riant à travers les arbres.

Journal, 2001

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Publié le 10 Janvier 2023

      En repartant, ce soir-là, nous croisons les gardiens du refuge d’altitude de San Carlos de Bariloche. Ils sont en train de couper du bois. L’un d’eux est tout en muscles, barbu et renfrogné ; l’autre dit s’appeler « Serpicchio ». Ils nous invitent à fêter avec eux la Saint-Sylvestre. L’office sera simple, éthylique et jovial. Nous arrivons avec une bouteille de vin mousseux chilien. Sur un demi-tronc de chêne, s’entrechoquent les cadavres d’une soirée bien entamée. Quelques bougies sont plantées, dans des goulots de bouteilles vides. Sur le feu, tourne un mouton à la broche. Serpicchio nous fait les présentations : il y a là son collègue, dont j’ai oublié le nom ; un peintre nommé Mark Bert ; ainsi que leurs compagnes respectives. Lorsque nous arrivons, l’ambiance est plutôt tendue. Nous ne savons pas ce qui s'est passé, mais nous pressentons qu'il y a eu une dispute. Si le peintre maîtrise plutôt bien son sujet, on ne peut pas en dire autant de Serpicchio, qui est sans cesse rabaissé par sa compagne.

  vicino-a-bariloche

     

    Dans un français parfait, Mark Bert nous expose les préceptes de son art. Il est le « peintre des grands espaces ». C'est-à-dire des infinis plus ou moins australs de la pampa. C’est un artiste comme je les aime, affirmatif, péremptoire, blasé. Cueillant les quelques rares fruits de la beauté dans l'infini désarroi des jours à passer. Il nous explique combien d'heures il a dû regarder la plaine, avant de parvenir à représenter quelque chose. Les premiers pétards retentissent, dans la vallée. Il bourre son chillum de marijuana en marmonnant :

« Ma qué quel connérie, lé nouvel an... ».

      Pendant ce temps, le collègue de Serpicchio s'est mis à grimper aux arbres. Il a les yeux embués par l’alcool. Il répète en brandissant sa bouteille : « Feliz año nuevo ! Feliz año nuevo ! ». La huitième bouteille de champagne vient à peine d'être entamée.

La soirée s'achève. Il est cinq heures du matin. Lorsque je vais me coucher, j’ai la vision des lumières, en bas de la vallée, au milieu d'une grande platée rosée. Avec la ribambelle des réverbères qui clignotent autour du lac. Le jour est sur le point de se lever. Les cris de l'acolyte de Serpicchio semblent encore retentir, parmi les sapins. Nous nous installons pour la nuit dans son refuge. Il n'y a guère le choix, la ville est trop éloignée pour repartir. Mais nous sommes ses seuls clients. Raison pour laquelle, au cours de la nuit, Serpicchio se fait vertement sermonner par sa compagne. Elle lui reproche de ne pas nous avoir fait payer. « Mais c'est le nouvel an ! répond-il. On ne va quand même pas les faire payer ! » Je crois comprendre que ce n'est pas la première fois. J'entends la mégère de Serpicchio, qui lui donne des coups de balai dans le ventre. A cause de lui le refuge est toujours vide !... Le lendemain matin, nous repartons de très bonne heure. Nous ne les recroiserons pas. Mais la nuit semble avoir été tumultueuse. En chemin, nous sommes rattrapés par une meute de chiens errant. Je crois encore entendre leurs aboiements, comme ils nous mordillent les semelles. A moins que ce ne soient les coups de balai de la harpie de Serpicchio, lorsqu'elle tapait contre la paroi pour tenter de nous faire partir, et qui résonnent encore dans les martellements d'un pivert qui doit frapper quelque part contre son arbre dans les sous-bois

(Suite : Lendemain de fête)

 

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Publié le 6 Décembre 2022

Jean-Patrick R avait toujours eu le même défaut. C’était un grave défaut, que tout le monde lui remarquait, et que même les gens qu’il ne connaissait pas depuis longtemps ne manquaient jamais de constater, tant il se voyait comme le nez au milieu de la figure. Il avait fini par s’y faire, à force, mais il se demandait comment celui qui s’occupait de la distribution des qualités et des défauts, là-haut, avait pu l'affliger d'un tel fardeau. Cela semblait si injuste, et si indigne du reste de sa personne, qu'il songeait quelquefois à s'en débarrasser. Mais plus il cherchait à le gommer, plus le défaut reparaissait, à la manière d’une petite tâche qu’on s’efforce de gratter sur le visage, mais qui ressurgit, dans la rougeur que vos mains laissent. « Laisse ton défaut tranquille, lui disaient certains de ses amis, plus tu cherches à le gommer, et plus il reparaît. Il est comme un ennemi à qui toute l'attention qu'on prête fournit de nouvelles armes pour te combattre. Oublie-le un moment, il finira peut-être par se dissiper de lui-même…» En dépit de son défaut, Jean-Patrick R n’avait pas celui de ne pas écouter ses amis. Il essaya donc de ne plus se concentrer dessus. Il s'efforçait de ne plus y penser, quand il le pouvait, ou bien quand des gens qu'il ne connaissait pas depuis longtemps ne le lui faisaient pas remarquer. Le stratagème fonctionna. Au fur et à mesure, les gens qui le connaissaient depuis longtemps n'y faisaient plus attention. Les personnes qu'il rencontrait occasionnellement, s'ils avaient été avertis de cet encombrant ambassadeur, faisaient semblant de ne pas le voir. Et les gens qu'il n'avait jamais rencontrés n'osaient pas forcément critiquer d'emblée ce défaut si énorme dont personne apparemment ne voulait faire cas. A force de ne plus en entendre plus parler, Jean-Patrick lui-même finit par ne plus y penser. Puisque tout le monde semblait faire comme s'il n'avait jamais existé, le mieux, c'était de se comporter comme s'il ne l'avait jamais eu. Et c’est ainsi qu’en dépit de nos plus pressantes sollicitations (car même ses plus proches amis n'ont pas voulu nous dire de quoi il retournait), nous serions bien en peine de vous dire en quoi consistait précisement ce défaut.

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Publié le 11 Octobre 2022

à Chantal Malignon

     Le feuilletoniste de gauche n’est pas si éloigné de la caricature. Mais comme il ne faut à aucun prix en user, en tout cas en littérature, on va tâcher d'essayer de se représenter ce que peut être sa vie, en dehors d'être feuilletoniste de gauche. A part écrire pour des journaux bobo ou bien-pensant, quelle peut être la vie du feuilletoniste de gauche ? Il est en effet tenu de laver sa vaisselle, comme tout le monde, d'étendre son linge, et d'aller faire ses courses. Mais il ne doit en aucun cas perdre de vue son objectif, qui est qu’il est feuilletoniste de gauche, et que même quand il n’écrit pas des articles sur des marginaux ou des déclassés, il doit l'avoir à l’esprit. Lorsque sa femme rouspète, par exemple, parce qu'il ne gagne pas assez d'argent, le feuilletoniste de gauche ne sait plus trop quoi faire... Sa femme le lui dit : ça ne m’étonne pas, tu n'es qu'un feuilletoniste de gauche ! Si j’avais su, j’aurais épousé un éditorialiste de droite. Ils sont peut-être un peu frileux vis-à-vis de l’économie, eux, mais pas de leur femme !... Car le feuilletoniste, ça va de soi, est féministe. Ce qui l'emmène parfois bien au-delà de toute raison, et y compris jusqu'au déni de lui-même. N'ayant d'autre exutoire que sa déconstruction, le feuilletoniste s'en repart la queue basse en direction du salon. Là, quand il n'écrit pas, il confectionne des petites maquettes. (Construction, déconstruction.) Le feuilletoniste est en effet noble amateur de cette discipline d'intérieur qu'on appelle le modélisme. Peut-être que ça lui vient de sa tendre enfance... Il colle et applique de minuscules morceaux de plastique gris sur d’autres morceaux de plastique gris. Et lorsqu’il en a fini, il les dispose derrière un pan vitré de sa bibliothèque. Mais attention ! on ne touche pas aux rêves du feuilletoniste de gauche (ce même si on a l'honneur de faire partie de ses enfants) : non, on les effleure... Le feuilletoniste de gauche est féministe, donc. Il défend toutes les sortes de femmes, et même celles qui ne sont plus très femmes, il va dans leurs réunions opiner du chef parce qu’il sait que c’est là que se situe le pouvoir, désormais. Il aime le multiculturalisme, le relativisme des points de vue, et le fait que chaque chose puisse paraître différente selon l’endroit où l’on se place. (Merci, feuilletoniste de gauche !) Cela lui permet de se glisser plus aisément dans les failles et les interstices. Les goûts et les couleurs, chacun le sait, ne se discutant pas. Il a gardé cela de sa tendre enfance. Il recevait alors un enseignement éclectique, en banlieue, ouvert sur le monde. Il en a retiré son goût pour le consensus argumenté, et des idées reçues. Des considérations qui, sans le vouloir, le divisent. Sa grande spécialité, c’est d’interviewer les paria... Il n’a pas son pareil pour mettre en valeur la vie des paumés, des borderlines, ou les trajectoires décalées de banquiers qui se sont reconvertis dans le porno... On trouve ses articles sur les quatrièmes de couverture, ou dans les grands quotidiens. Il porte des lunettes à bord épais, et perd ostensiblement ses cheveux. Avouons-le, maintenant : le feuilletoniste de gauche a divorcé trois fois de suite. Mais il s’est remarié presque autant de fois. Il travaille pour un grand journal dont on aura tous plus ou moins deviné le nom, et où il s’évertue à retranscrire la vie de gens comme nous, de gens comme vous, de gens qui sont quelquefois dans le besoin. Le feuilletoniste n’en est pas comblé pour autant. Sa troisième femme menace de divorcer, et ses enfants vont se retrouver disséminées aux quatre coins de la France. Il mène une vie partagée entre les nécessités des pensions alimentaires qu'il va leur verser, et l'impression de vivre le cul entre deux chaises. Même son petit caviste, en bas de chez lui, lui donne parfois l’impression de se foutre de sa gueule lorsqu’il lui vend des vins nature qui sentent le vieux bouc et la luzerne. Le feuilletoniste de gauche a le sentiment de vivre dans une imposture, dont il serait en même temps l’instigateur et la victime… Est-ce qu'on a tant intérêt que ça à enjoliver la vie ? se demande-t-il parfois. A lui donner des contours plus fun ? Il en est à son troisième papier sur un tôlard multirécidiviste, et il hésite à entamer une série sur un pervers transsexuel fan de Johnny Halliday. A tout prendre, finit-il par se dire en se retournant en direction de ses maquettes, il aurait peut-être mieux valu qu’il soit éditorialiste de droite… 

Précédent : L'éditorialiste de droite

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Publié le 4 Octobre 2022

 

Dans le sillage de mon essai sur la Désincarnation

 

La « crise » du coronavirus a entériné le phénomène de la désincarnation auquel on assiste depuis des années. Sans qu'il y ait le moindre doute sur le fait qu'un virus existe, l'exagération de sa gestion, et l'énorme bulle médiatique qui s'en est suivie, nous ont fait basculer dans une sphère à laquelle, probablement, nous aspirions. Tous les jours, on nous raconte l'histoire du coronavirus. Jusque là, rien que de très normal. Le storytelling est le fait de l'information, depuis des années, et créer de l'information à partir de pas grand-chose est devenu une manne (du moment que ça rapporte.) Les média sont toujours sûrs de trouver des récipiendaires dans nos ouïes de citoyens avides de feed. Nous avons faim de réel, de choses qui se passent. (Raison pour laquelle, probablement, la production de fictions sans grand enjeu se porte aussi bien, ces dernières années : il y a assez de fictions dans le monde de l'information pour nous rassasier de ce point de vue-là). Tout cela, nous le devons à notre société de l'information, qui nous a peu à peu dépossédés de notre regard critique, de notre capacité de recul, à regarder les choses dans leur ensemble – en nous amenant à adopter ses points de vues, et ses repères cognitifs. (Selon une expression familière, nous avons souvent « la tête dans le guidon ».) Mais la gestion qui a été faite du coronavirus a encore enfoncé le clou dans la « planche déjà bien savonneuse » du réel. Un réel qui ne nous semble parfois plus exister, sous les tombereaux de recommandations contradictoires qui nous sont assénés pour tenter de nous donner le change. Nous sommes de plus en plus perdus, désorientés par ce réel1, et nous avons de plus en plus l'impression, sous l'injonction de ces recommandations contradictoires 2, de nous sentir « habillés » par le virtuel – un peu comme on dirait de quelqu'un qu'il a été « habillé pour l'hiver »... Le monde de l'information nous a progressivement transportés dans une dimension qui ne dit pas son nom, mais qui nous alimente, sans cesse, et ce même si elle peut paraître mensongère jusqu'au dernier des mots qui est prononcé pour entretenir la « psychose ». Tout cela a déjà été dit par d'autres. Beaucoup d'observateurs se sont déjà relayés, dans le cours du 20ème siècle, pour nous prévenir de l'épuisement du « réel ». Mais ils n'auraient pas pu imaginer qu'on donnerait un tel coup dans la fourmilière, en se contingentant soi-même, en se saucissonnant, et bientôt même en se bâillonnant au sens propre par le port du masque. Les conséquences sont désastreuses. Nous n'en pointons pour le moment que les conséquences économiques, ou physiques. Mais celles psychologiques seront probablement bien plus graves. Je crois qu'on ne peut pas dire à un homme de se taire, d'accepter de rester chez lui derrière un écran, ou de porter un masque comme s'il y avait un danger dans chaque particule d'air qu'il respire, sans que quelque chose d'irrémédiable se produise. Sans que la paralysie, l'appréhension des autres, ou les conséquences psychologiques qui en découlent ne pointent leur nez. J'écris ça de derrière mon écran, comme tout le monde, où j'ai été consigné pendant des mois. Mais je ne suis pas le seul. Des millions d'autres personnes ont depuis le début de cette « crise » été assignés à demeure, maintenus dans une position infantilisante, et encouragés à ne plus bouger pour satisfaire aux préconisations de notre société de la peur, sans que la moindre contrepartie ne leur soit proposée autre que de récriminer, derrière un écran. (Car nous savons très bien que toute entreprise de mécontentement sera aussitôt réprimée, si besoin physiquement.) C'est sans doute ce qui est le plus important... Tout ce que l'on réprime aujourd'hui, soyez en sûrs, finira va ressurgir. Il y a bien des années que cela fermente. Les violences, les jeunes dans les banlieues, les sans-emploi qui vivotent... Croyez-vous vraiment que tout cela puisse tenir éternellement sous le couvercle de la casserole ?... Peut-on imaginer que d'imposer des règles de plus en plus drastiques, même dans le cadre d'une épidémie, en faisant peur à sa population, en la déresponsabilisant, ou encore en lui expliquant qu'on va privilégier les plus fragiles pour hypothéquer les perspectives du plus grand nombre dans l'avenir, puisse parler à un peuple ? Plaider en sa faveur ?... Nous ne faisons que dégrader les conditions de ceux qui en ont vraiment besoin  et, si nous ne sommes pas en période de guerre, contrairement à ce que notre président a prétendu, la désagrégation du monde physique, ou plus exactement son effritement, va poursuivre son cours. Il va nous préparer à des lendemains de bouleversements qu'il faudra nécessairement comptabiliser ou, à tout le moins, médicamenter. (C'est l'alibi véritable des soi-disant « crises » dont on nous rebat les oreilles depuis trente ans, et qui en réalité ne s'enchaînent que du fait de la mauvaise gestion de nos dirigeants). Le refoulé arrive, à grands pas... Sous la forme de violence, de résurgences du monde physique, de règlements de compte sur fond de névrose médicamentée. La gestion du covid peut être vue comme un moyen de nous chloroformer, à long terme, en nous incitant à penser qu'à chaque problème qui se présente, il existe une solution, si possible médicamenteuse (et dans médicamenteuse, n'oublions pas qu'il y a « menteuse »). Mais le réel subsiste, par en-dessous, à travers la loi de la reproduction, l'instinct de survie, et les principes biologiques qui nous gouvernent. Il est encore difficile de prévoir ce qui va se passer. Une révolution aura-t-elle lieu, comme celle qui est préconisée par les transhumanistes, prônant un revenu minimum pour tout le monde, afin de neutraliser les plus dépossédés, et garantir un accès illimité aux technologies pour endormir tout le monde et continuer à ne faire que consommer ?... Ou bien assistera-t-on à un lent et inexorable effritement de ce monde physique, tel que nous l'avons connu, de tous les métiers qui avaient encore du sens, enracinés dans le réel, et produisant de la valeur tandis que la plupart des jobs recensés de nos jours sous le nom de « bullshit jobs »3 ne s'arrêteront plus de proliférer, entretenant le renflement toujours plus aérophagique de notre bulle virtuelle, bulle qui ne pourra dès lors plus faire que grandir, à partir du moment où tout le monde sera plus ou moins incité à rester chez lui, derrière un écran ?... La question reste ouverte... Mais il n'est peut-être pas innocent de se dire que nous sommes chaque jour les artisans de sa réponse.

 

(Journal, 2020)

 

1 qui est fugace, qui nous file entre les doigts

2 Mets un masque, garde tes distances, consomme mais réduis ta consommation d'énergie

3 par l'anthropologue David Graeber

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