Après avoir planté le décor du passage Jouffroy (lien), j’évoque ici les personnages qui l’habitent.
Le patron avait un ami qu’il hébergeait souvent dans une des chambres. C’était au rez-de-chaussée, plus ou moins à l’écart, et il ne la louait presque jamais parce qu’elle avait les toilettes sur le palier. Quand elle était libre, l’inventeur pouvait y séjourner, et assouvir envers le personnel son caractère envahissant. Plus encore qu’inventeur (car ses rares inventions n’étaient encore que plus rarement brevetées), je crois que l’on pourrait parler de lui comme d’un raseur. Partout où il allait, il profitait. Du buffet, des invités, de la nourriture. C’est une chose que je comprends bien car j’ai longtemps agi de la sorte. Mais lui le faisait avec brio, et revenait systématiquement des soirées où il était allé avec tout un stock d’invitations qu’il me faisait miroiter, je me souviens, en les déployant devant les yeux, comme s’il s’agissait du graal du night-clubber parisien. Je crois que c’est comme ça qu’il se nourrissait : il ne devait pas avoir beaucoup d’argent... Il était originaire d’Aurillac, mais passait la plupart de son temps à Paris, pour traquer les bonnes affaires. Son plus gros coup avait été un slogan pour promouvoir le tourisme dans sa région : Cantalons-nous dans le Cantal ?... placardé sur des petits autocollants, un peu partout. C’est à ce relatif succès que notre patron lui allouait sa confiance. Mais notre inventeur n’en redoublait pas moins de créativité pour dénicher une invention qui lui permettrait d'asseoir sa réputation. C'est ainsi que je fus mis au courant de sa dernière trouvaille... L'étalon à pièces. A cette époque, le passage à l’euro était devenu effectif, et les caddies de supermarchés nécessitaient de la petite monnaie pour être actionnés. Notre inventeur avait inventé un système qui permettait de créer de la fausse monnaie, qu'il découpait dans le carton d'une carte bleue, ou d'une carte de fidélité, pour ne pas avoir besoin de se munir de pièces quand on partait faire ses courses. Révolutionnaire, non ?... Mais son invention ne s’arrêtait pas là. Elle permettait, à l’heure où tout le monde était perdu avec les euros, de comparer les différents formats de pièces avec son patron, qu'il avait découpé dans lesdites cartes. Comme ça, impossible de se tromper : il suffisait de les insérer dans le pochoir prédécoupé, et d'en déduire lesquelles correspondaient au format de deux euros, de un euro, de cinquante cents, etc… Hélas, mille fois hélas, notre homme ne devait pas trouver preneur à son invention. Il ne se doutait pas que, d’ici quelques années, une flopée de fausses monnaies en plastique transparentes déferlerait sur le marché, rendant parfaitement inutilisable son idée pour caddies de supermarché. Mais c’était sa naïveté et, pourrait-on dire, son faix, que de se croire le dépositaire d’une idée géniale alors que tout le monde était déjà passé à autre chose... Il faut penser que notre patron se fit bluffer par lui pendant un bon moment. Il l’hébergea plus de trois ans. De temps à autre, l’inventeur sortait la tête par l’embrasure de la chambre 3, et il me demandait de lui apporter une serviette, ou une boîte de mouchoirs, ou je ne sais quoi qui pourrait le dépanner. Je m'exécutai. Quand il m'ouvrait la porte, je le voyais se déplacer, dans sa chambre, assez maladroitement, abandonnant ici ou là dans son sillage une partie de la petite monnaie qu'il avait utilisée pour élaborer ses "prototypes". Dans le fond, sur des cintres, s’ordonnaient par ordre de taille et d'importance les différents costumes dont il se servait pour mystifier ses interlocuteurs dans les soirées. Et puis je repartai, en direction de mon hall de réception, où je tombai généralement par hasard sur le fameux tract qui l'avait rendu célèbre, épinglé sur un recoin de comptoir : Cantalons-nous dans le Cantal ?
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