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Publié le 24 Octobre 2023

 

Le père Ledoux exerçait la noble profession d’assureur, dans la région de Bourg-en-Bresse. A ce titre, il connaissait un membre de ma famille – qu’il avait dû démarcher. Par coïncidence, nous apprîmes que ce notable bressan devait venir passer ses vacances au même endroit que nous, dans le Gard. Rendez-vous fut donc pris pour le mois d’août suivant.

Par la force des choses, nous fûmes obligés de le rencontrer, lui et sa famille, puis de le fréquenter. Il s'avéra que Ledoux n'était pas un mauvais bougre. Sa femme, par contre, n'était pas très avenante. Il y avait cependant chez lui un côté un peu raseur, qui faisait qu'il fallait toujours qu'il s'impose aux gens, et qui ne plaisait pas beaucoup aux adultes. Probablement Ledoux avait-il choisi de noyer les chagrins d'une existence brouillonne dans une suractivité bouillonnante... Toujours est-il que, dès qu'il rencontrait des gens, il fallait qu'il leur mette le grappin dessus. Et, plus il réussissait à réunir de gens dans cette entreprise, plus il semblait heureux.

Ce qui n’était pas pour déplaire aux enfants que nous étions. Mais il y avait aussi les parents, qui eux le subissaient, et qui ne partageaient pas forcément le même point de vue. En d'autres temps, probablement Ledoux aurait-il pu exercer la profession de détrousseur de bourses, ou de robin des bois rétributeur dans les forêts de la redistribution mutualiste, vu qu'il ne faisait finalement que détourner par des voies plus ou moins officieuses l'argent à ceux qui se l'étaient attribué. Mais les temps étaient durs – surtout ceux de son enfance – et la fatalité l’avait si tôt frappé qu'il avait dû se dénicher cette couverture officielle pour éviter de trop se compromettre dans les règlements de compte un peu oiseux. Un premier fils tétraplégique, et un second qui avait hérité du même tic nerveux que lui (il reniflait tout le temps) eurent tôt fait de le convaincre qu'il n'était décidément pas le mâle alpha. Persuadée de n’être responsable de rien, sa femme opta pour sa part pour un report complet de son affection sur le cheval – une passion qu'elle avait dû refouler, depuis l'enfance. A force d’insistance, elle parvint à lui faire acheter une jument, puis une autre, qu’elle lui fit assurer, avant de l’emmener partout où ils allaient. Elle ne faisait qu’en parler, je me souviens, et je me rappelle aussi qu’il me paraissait particulièrement intrigant, lorsque nous étions chez eux, de l’entendre se répandre sans arrêt à propos de son cheval alors qu'à côté, son mari et ses deux fils « hennissaient » semble-t-il de souffrance sans qu'elle s'en rende compte.

De son côté, le père Ledoux fit son « mea culpa » différemment. Il accepta de se dire qu'il n'était probablement pas le géniteur qu'il fallait, et reporta tous ses efforts sur le travail. Ce qui fit rapidement de lui un assureur envahissant. (Un peu façon Séraphin Lampion, dans Tintin.) A partir du moment où il voyait mes parents, il ne les lâchait plus. Que ce soit pour un apéritif, ou une après-midi à la rivière... Au bout de plusieurs jours, mes parents n'en pouvaient plus. Ledoux débarquait chez nous sans crier gare, surgissant entre les haies qui bordaient notre jardin, et je le revois encore nous dire : « Une petite pétanque ? Un apéro-dînatoire à la maison ?... » Le fait de le voir apparaître entre les haies, à l'improviste, à la manière d'un toast surgi de son grille-pain, était pour moi une énigme appétissante. Elle n'en était nullement une pour mes parents qui, quelques heures plus tard, devraient plus ou moins repasser ces deux haies en sens inverse en compagnie de Mme Ledoux et de son cheval.

On imagine bien, à la fin de l'été, quel devait être le soulagement pour mes parents d'être enfin débarrassés de lui. Mais ils ne se doutaient pas qu’ils allaient devoir rempiler l’année suivante. Le père Ledoux leur apprendrait qu'il avait décidé, charmé par la région, de s’acheter une maison de villégiature dans le coin. A partir de là, tout ne fut plus qu'esquive, fuite, et sauts d'obstacles… Je n’étais pas du même avis. Je restais envoûté par l’énergie de cet homme exubérant. Peut-être la conscience de la tare génétique qu’il avait malgré lui l’avait-elle convaincu que l’on ne peut s’assurer contre le destin, et qu'il vaut mieux donner ce qu'on a plutôt que de chercher à s'en prémunir de partout. Toujours est-il qu'il nous emmenait aussitôt qu'il le pouvait en promenade, ou en excursion. Il était d’une générosité extrême. Je ne pouvais m’empêcher de voir en lui tous les attributs du père prodigue. Sa magnanimité atteignait son point d’orgue lorsqu'il nous emmenait, certains soirs, à des exhibitions nocturnes, ou à des spectacles de magie. C'était dans des petites caves nichées sous les causses de la garrigue. Ces soirs-là, dans le silence irréel imposé par les mains gantées de blanc du prestidigitateur, nous assistions à des tours de cartes, je me souviens, ou à des escamotages de lapin. J'étais complètement subjugué. Le magicien enquillait les tours, parmi les vieilles pierres des caves voûtées, et ce n'est que longtemps après que le spectacle s'était terminé, quand les lumières se rallumaient progressivement dans la salle, que je retournais à la réalité, finissant par entendre dans le fond les reniflements expressifs du père Ledoux qui se réveillait en s'étirant dans un bâillement satisfait au regard de toutes ces petites têtes blondes qui se tenaient bien alignées devant lui.

Suite : La partie de minigolf

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Publié le 3 Octobre 2023

 

       Il y a quelques années, quand je travaillais en tant que surveillant, je me souviens d’un enseignant qui s’appelait Jean-Marc. Il portait une barbe en collier, des longs cheveux gris ramenés vers l’arrière, et une veste en velours côtelé marron. Au début, j’avais été intrigué par son apparence désuète. Mais je devais l’être plus encore par ses airs de penseur. « Vous voyez, me disait-il quelquefois avec un air pénétré. Dans la vie tout se compose… Mais aussi tout se décompose (il faisait des gestes, avec les mains)… Et puis ensuite tout se recompose ! » Je le laissai parler, intrigué par la volubile façon de ses approximations ronflantes. Il y avait d’autres surveillants dans la cour, comme une institutrice qui se croyait obligée de crier sur tout ce qui bouge, et un jeune guitariste d'un groupe de rock déjà démodé qui écoutait de la musique en faisant les cent pas. Je « copinais » de mon côté avec un étudiant en philo qui n’avait pas beaucoup de charisme, mais connaissait la littérature comparée. Nous discutions. Pendant ce temps, mon maître d’école se désarticulait, dans son coin. « Tout se décompose... Mais dans la vie tout se recompose... Et tout se redécompose (tout ceci dit avec ses petits poings serrés)… ». Je crois qu’il était originaire du Jura. Mais il aurait tout aussi bien pu être alsacien, ou auvergnat. Il m'était bien sympathique. Je me souviens qu’il « relisait » Balzac, toute la Comédie humaine dans une vieille édition de poche qui sentait bon le vieux, et qu’il me montrait parfois en la caressant. Quelquefois, il s’arrêtait dans un coin de la cour, et il disait avec un air sérieux : « Le structuralisme m’a beaucoup influencé... Je me demande s’il n’est pas temps pour nous d’en finir avec cette forme de pédagogie figée, qu'on nous impose... Tout se délite... Mais en même temps tout se re-lite... Et puis tout se re-délite...»


      Je le prenais pour un cinglé – de cette sorte d'enseignants qui avaient proliféré dans les années soixante-dix, et qui avaient ensuite dû se ranger des voitures sous les coups d'un « monde en perpétuel changement ». Et pourtant, je le suivais toujours de plus ou moins loin, à l’affût de l'éventuelle parole qu’il pourrait dire. Ou de l'énormité qu'il allait prononcer. Il était imprévisible. Quelquefois, il s'arrêtait au milieu de la cour, et il se mettait à parler. D'autres fois, il rentrait dans de longues périodes de mutisme. On ne le voyait plus, on ne l'entendait plus. Et puis tout à coup il surgissait et vous adressait la parole.

 

Je me souviens qu'une fois, nous étions l'un à côté de l'autre, dans la cour, et nous ne disions rien. Il ne parlait pas, et je le regardais de temps à autre, dans l'attente de ce qu'il pourrait dire. Mais il ne disait rien, il regardait juste dans le lointain, avec une sorte de gravité. Alors, pour faire la conversation, je lui ai parlé des problèmes de discipline que nous rencontrions, ou de je ne sais quelle question liée à l'éducation (comme quoi on avait de moins en moins de moyens d'agir). Il ne disait rien, je le revois encore, il avait ses cheveux gris ramenés vers l'arrière, en une queue de cheval qui s'agitait, soulevée par le vent. Les enfants autour de nous jouaient, et il y avait des feuilles mortes qui tourbillonnaient, car c'était l'automne. Je ne sais pas si c'est le tourbillon de ces feuilles qui le lui a inspiré, ou bien la virevolte des enfants qui jouaient autour, toujours est-il qu'il est sorti de son mutisme tout à coup, rompant le silence à un moment où je ne m'y attendais plus, et de sa voix profonde et caverneuse, m'a dit sentencieusement :

« L'éducation, N… (Il avait son regard mauvais, et sa queue de cheval ramenée vers l'arrière, qui semblait prête à tout moment à fouetter l'air en un mouvement de derviche tourneur)… C’est comme de balayer une cour d’école en plein automne par grand vent !... »

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Publié le 19 Septembre 2023

   

        Cette nuit, j’ai rêvé qu’un éditeur avait transformé deux de mes nouvelles en bandes dessinées. Il n’y avait pas de quoi pavoiser. Dans mon rêve, l’éditeur invoquait le manque de profondeur de mes personnages. De simples enveloppes, dépourvues de chair, et d'intensité. C'était très humiliant. Même si j'ai l'impression que les êtres que l'on croise dans la vie ne sont pas forcément des monstres de profondeur, ce n'est pas pour autant qu'il faille en user, en tout cas pour créer des personnages. J’avais commis, à ses yeux, une faute irréparable. Mais il n’avait pas eu de scrupules, lui, à transformer deux de mes textes en une suite de dessins et de bulles !... Je fulminais, intérieurement. L’éditeur ne voulait rien entendre. Il alléguait que mon texte avait été envoyé sous presse, de toute façon, et que je ne pourrais rien faire. Je sortis de son bureau, ulcéré. Je me disais que je pourrais peut-être essayer d'aller le retirer des griffes de l'imprimeur, on ne sait jamais.

Mais à peine fus-je sorti de son bureau (sur le pas de la porte), qu’il m’apparut que toutes les pièces de l'immeuble où nous étions n'étaient en fait que des cases de bandes dessinées. Mon rêve déteignait, apparemment... En conséquence de quoi, en-dessous de moi, ne se trouvait que du vide... Des kilomètres et des kilomètres de vide en pointillés. Je fus pris d’un mouvement de recul. Non seulement mon texte avait été transformé en BD, mais tout le reste autour était en train de se transformer en bulles de bandes dessinées. Dans un réflexe instinctif, je voulus retourner à l’intérieur, pour lui dire ma façon de penser, mais il m'apparut alors que l'éditeur était encore dans la case précédente  c'est-à-dire dans la case d'avant moi dans l'histoire, qui continuait de se dérouler. Il ricanait, d'ailleurs, il ricanait de cette façon un peu exagérée dont rient les personnages de bandes dessinées : le visage rouge et congestionné. Je n'avais plus aucune possibilité de revenir à l'intérieur. J’étais définitivement rendu dans un monde de bandes dessinées. Nous étions tous, sans possibilité de retour, devenus des personnages superficiels et sans profondeur.

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Publié le 12 Septembre 2023

       

        J’ai fait un rêve étrange. J’ai rêvé que j’étais veilleur de nuit dans une prison bizarre, où les détenus étaient libres de leur mouvement. Ils passaient de cellule en cellule, comme ils voulaient. Ou bien vaquaient à leurs occupations. Je ne me souviens pas comment j'avais eu ce boulot : je crois que c’était un de mes anciens collègues qui me le refourguait, et je ne pouvais pas dire que je lui en étais reconnaissant. Je n’étais jamais libre de quoi que ce soit. Il fallait sans arrêt que je sois sur mes gardes. C’étaient des détenus de la pire espèce : des criminels, des tortionnaires, des sadiques… Mes fonctions consistaient à faire des rondes, toutes les deux ou trois heures. Mais c'était impossible car leur liberté de mouvement m'en empêchait. Je ne comprenais pas quelle pouvait être mon utilité. Le plus souvent, ils étaient en vadrouille, à travers les allées, et tout ce que je pouvais faire, c'était surveiller leur cellule. Elles ressemblaient à de minuscules réduits, je me souviens, d'à peine un mètre sur un. A peu près de la dimension d'une douche. L’exiguïté vous faisait comprendre d'ailleurs pourquoi ils les fuyaient. Comme ils n’étaient jamais là, je devais prendre garde à autre chose que ce que mes fonctions m'assignaient. J’étais le gardien d’une prison qui n’en était pas une. (Une sorte de bagnarodrome). La seule chose qui ressemblait à une prison, c'étaient les miradors, qui hérissaient les enceintes. Mais en dehors de ça, rien ne faisait penser à une prison. Les hommes fuyaient, comme des ombres. Dans une enceinte qui était elle aussi constituée d’ombres. Quelquefois, j’en voyais un, qui me regardait, dans sa cellule. Il avait été obligé de se recroqueviller dedans, les deux jambes en l'air, et les mains se rejoignant comme en une chandelle. Et il me regardait. J'avais l'impression qu'il se moquait de moi. Alors je m'en allais, retournant à ma propre prison mentale, à mes allées et venues browniennes. Dans ce dédale jaune citron. Allers et retours, pentes et détours. Les mêmes situations se reproduisaient. Les mêmes carrefours. Mais quand donc s'arrêterait ce cauchemar ?... Ne pourrais-je jamais dire que j'aurais fait mon travail ?... Mais il me semblait hélas que ça ne serait jamais le cas, car les détenus ne revenaient jamais à leur cellule, et que ce n’étaient pas des vrais détenus, et que je ne serai par conséquent jamais un bon veilleur de nuit.

 

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Publié le 18 Juillet 2023

 

La première fois qu'on l'a vu, j'étais en train de pousser notre voiture qui venait de s’enliser dans le fossé. Lui se trouvait sur un chameau, enturbanné et digne, très « lord anglais ». Peut-être un peu suffisant au regard du confort que lui conférait l’usage de son moyen de transport par rapport à notre daewoo, moderne mais enlisée. Il était suivi par un guide qui lui prodiguait gourdes et conseils, un gaillard rond mais volubile, aux lunettes noires customisées, engraissé à la graisse de mouton ouzbek. Qui se trouvait sans cesse en train de lui courir derrière : « Mister Gregory ! Mister Gregory ! ». Il daigna s’arrêter pour nous aider et, le temps de déblayer la roue, le grand échalas était déjà reparti sur son chameau. « Mr Gregory ! ». Nous eûmes l’occasion de le recroiser quelques heures plus tard dans la yourte où on dînait. J’appris alors qu’il était l'ancien amant d’une écrivain qui avait eu son heure de gloire : Sylvie Germain. Notre homme avait vécu avec elle, et il prétendait qu'en était inspiré le second tome de sa trilogie, le Livre des nuits. Quoiqu’il en soit, Mister Gregory était un personnage un peu hors norme. Il n’était pas anglais mais américain – et il se disait même férocement anti-américain. C’était un être sophistiqué. Il était philosophe de formation, enseignant à Santa Cruz, et aimait à se présenter comme un chien dans le jeu de quilles de l'« establishment » américain. Il insistait sur le fait que ses errances voyageuses, et ses prises de position marginales faisaient de lui une sorte de personnage subversif.

Ayaz-Kala

Au bout du compte, Mister Gregory s’était forgé une personnalité de vilain mouton noir dans l'échiquier yankee, en venant s'encanailler chaque été lors de ses voyages un peu borderline moyen-orientaux. Lorsqu'il rencontrait des gens comme nous, il en profitait un petit peu... Ses cils papillonnaient, ses lèvres moussaient  sous l'effet de la bière ou du lait caillé qu'il ingurgitait , et il se mettait à bégayer. Il suffisait qu'on prononce un mot qui avait rapport à la culture pour qu'il paraisse passer d'un état à un autre : « Oh my god... ». Ce fut ce qui se passa ce jour-là, lorsque ma compagne lui parla d’architecture, ou d'un détail à propos de la forteresse d'Ayaz-Kala. Il commença à ronronner : « Oh my god ! », « Oh my god ! », en une gradation qui pouvait faire penser à l'orgasme. Face à cette manifestation d'enthousiasme mal contenue, son guide essaya de le modérer, en l'incitant à manger. « You better eat, Mr Gregory, You better eat. » Mais la présence de récurrents éclairs de chaleur, au dehors, jouait pour lui le rôle de catalyseur. Il continuait à s'emballer. « Oh my god »... Mr Gregory avait traversé l'Azerbaïdjan, le Turkménistan et le Kazakhstan sur son chameau. Il nous expliqua qu'il n'était pas toujours facile de passer les frontières. Régulièrement, il s'était retrouvé bloqué par des démêlés administratifs. Depuis la frontière tadjik, il les passait avec son guide. A deux reprises, je l'entendis me confier l'agrément qu'il avait de rencontrer des gens comme nous. (Enfin il pouvait parler, et discuter de culture !...) Son guide n'était pas bien cultivé, même s'il l'appréciait pour son côté débrouillard et sa rondeur prévenante. « You better dress up, fit alors celui-ci en lui montrant l'orage qui se levait à l'extérieur. It’s about to rain. ». Les deux hommes ressemblaient un peu à Sancho Pança et Don Quichotte (le grand rêveur distrait, et le petit bourru réaliste). Quelque temps plus tard, lorsque l'orage a commencé, ils étaient l’un à côté de l’autre, postés sur le rebord de la falaise d'Ayaz-Kala, devant le paysage nu et dévasté. Et tandis qu’autour d'eux l’orage éclatait, et que le grand ciel noir était tout balafré d’éclairs, leurs deux silhouettes semblaient à ce point s'être rapprochées qu'on aurait pu croire qu’ils se tenaient la main.

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Publié le 4 Juillet 2023

 

Je m’aperçois que je n’ai même pas évoqué le patio de notre pension. C’est pourtant l’un des lieux les plus emblématiques. Constituée de trois étages, au long desquels courent des balcons, et des tables basses pour la chicha, la cour s’organise autour d’un grand platane. Ses branches s'entortillent au gré des étages. De palier en palier, au fur et à mesure que la structure diminue, les branches se ramifient, et elles empiètent sur la surface habitable. Un peu comme une pieuvre. Les habitats se sont organisés, en fonction de cet arbre, et ils déploient leurs plateformes au gré des interstices qui sont laissés par l'arbre, qui finit par s'infiltrer un peu partout dans le carrelage, ou en travers des escaliers. On dirait les ramifications d’un arbre généalogique. On peut trouver un peu de tout, du chat qui dort au bout d'une branche, à la tenture qui sèche, en passant par la silhouette avachie d'un vieillard soupirant au rebord d'un balcon qui s’effrite. Tout en bas de la cour, une vieille femme au visage parcheminé se prélasse sur son tapis persan. C'est la propriétaire.

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Publié le 6 Juin 2023

 

Sommes arrivés vers midi. Nous sommes installés dans les locaux du centre d’hébergement des sportifs de Villeurbanne. Prise immédiate de la température : Villeurbanne, ville moyenne. Seule la bibliothèque compte.

 

Elle s’appelle en réalité la Maison du Livre, de l’Image et du Son. Un nom qui lui a été donné par François Mitterrand, au début des années 90. Ce titre me rappelle les tours de la Grande Bibliothèque François Mitterrand, dans le 13ème. L’architecture est stalinienne : grandes avenues désertes, terre-pleins centraux, hauts immeubles. La bibliothèque passe presque inaperçue. Il faut y pénétrer pour en saisir tout l’intérêt. A l’intérieur, un patio permet d’entrevoir que les étages sont montés en se resserrant, comme dans une tour de Babel. Le tout est arrondi, clair, spacieux. Mais on ne juge pas une bibliothèque à son ergonomie. Il faut encore en pénétrer les rouages. Interroger les usagers. Tendre l’oreille aux bruits... A peine y suis-je installé qu'un petit bruit retient mon attention. Ce n'est pas grand-chose, à peine plus qu'un bruissement, mais je ne peux pas ne pas y prêter attention. (Surtout dans une bibliothèque.) Je suis assis sur un siège dont l’armature est particulièrement bruyante. Et pas que moi, d'ailleurs. Autour de moi, ça couine de partout… Les sièges grincent... Les armatures renâclent... Les lecteurs se regardent, à la dérobée. Certains avec un air un peu gêné. D'autres font semblant de ne pas le remarquer. (Mais ça paraît difficile de ne pas s'en rendre compte.) J'ai le sentiment d'être au début d’un concert, lorsque les instruments s’accordent.

 

Zwing... Dong... Dzing... 

 

Je vais tenter d'en faire un petit recensement. Car au fur et à mesure que les « instruments s'accordent », j'ai l'impression que l'on pourrait arriver à en distinguer.

 

D’abord, il y a le grincement sec. Le grincement sec, c’est le grincement qui correspond au besoin que le corps a de mieux s’installer, à l’intérieur de son siège. Il n’y a pas réellement de rapport entre le grincement sec, et la lecture qu'on est en train de faire. Pas plus qu'il n'y en a avec le lecteur. C’est pour ça qu’il est sec. Sans fioritures. C’est un grincement qui se rend compte, à peine entamé, de l'incongruité qu'il a à perdurer dans un environnement sanctuarisé comme une bibliothèque.

 

Ensuite, il y a le déhanchement dubitatif. Celui-là est un peu plus long que le précédent. Il est plus ou moins lié à la lecture qu’on est en train de faire. Il consiste en un léger déportement du bassin, sur la gauche ou sur la droite du siège. Plus on est concentré, plus le déhanchement peut se prolonger – sans pour autant être dubitatif. Mais s’il l’est, par contre, c’est-à-dire s’il est à la fois déhanché et dubitatif, alors il peut durer suffisamment de temps pour susciter de la part de vos voisins un : « déhanchement réprobateur ».

 

Mais revenons au déhanchement dubitatif. Ce dernier est le prélude à une troisième sorte de grincement : l’éloignement circonspect. Bien qu’il puisse ne sembler qu’une amplification du précédent, l’éloignement circonspect a une tout autre valeur. Dans la mesure où il répond à la volonté que le lecteur a de s'éloigner, par rapport à ce qu'il est en train de lire. Il s’effectue en deux temps. Dans une première phase, le lecteur se recule sur son siège, pour prendre du recul. Ce qui est l’occasion d’un premier grincement, de type plaintif. Ses yeux sont dans le vague, comme pour mieux échapper au flot des mots qui menaçaient de le submerger – il rêve... Puis, le grincement se fait plus lointain, presque mat, et c’est alors que la position adéquate est enfin découverte par le lecteur, qui se remet à lire  ce pour quoi il a été fait.

 

Venons-en au dernier type de grincement. Celui-ci intervient à l’approche de l’heure de fermeture. C'est le va-et-vient impatient. J’ai pu l’observer chez des sujets plutôt jeunes, et qui portaient des tenues plus ou moins sportives. Ils n'étaient souvent là que pour accompagner d'autres personnes.

 

Descriptif : vers l’heure de la fermeture, sentant sa proche libération, le sujet s’arrime solidement aux accoudoirs de son siège, et il se met à aller et venir, frénétiquement. Il joue de la flexibilité de son armature. Le chœur de lamentations est alors atteint. La bibliothèque prend des allures de cathédrale. Plutôt discret tout d’abord, puis franchement insistant, le bruit de fond fait que si par hasard vous étiez parvenu à vous concentrer sur quelque chose, vous ne le pouvez plus. Toute lecture est rendue impossible. L’appellation de la nouvelle médiathèque de Mitterrand, qui vous avait échappé un moment, vous revient alors en mémoire. Il s’agit bien de la Maison du Livre, de l’Image et du Son.

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Publié le 23 Mai 2023

        

       Vision d’une scène esthétique : à la campagne, un clair de lune, avec en dessous une prairie balayée par une couche de brume. Beauté crépusculaire. Froidure. Le temps d’aller chercher un appareil, pour immortaliser la scène, et le paysage était déjà tombé dans l’obscurité. L’atmosphère n’était plus aussi irréelle. Plus aussi « ennuagée » de silence. Le temps de régler le foutu appareil numérique que mon amie m'avait prêté, il faisait déjà nuit. Je me suis un peu énervé. Et puis j’ai repris mon sang-froid. Et puis j'ai réalisé ça : la technologie nous empêche de plus en plus de vivre l’instant présent. Ses menus déroulants, ses interminables enchaînements de dérivations, ses complexités, font de notre vie une perpétuelle remise à niveau (un « update »). C’est bien triste. J’aurais pu vivre l’instant présent, m’arrêter avec la voiture, et jouir de la scène, plutôt que de chercher à la photographier. Le cas échéant, j'aurais pu essayer de la décrire après, ça aurait été mieux que rien. Mais non, j'ai voulu m'enferrer dans l'illusion d'une possible représentation de la réalité  que je n'ai, finalement, même pas réussi à prendre. Telle est la perspective de l’avenir. Un perpétuel ratage de l’instant présent, pour mieux s'enferrer dans les chimères de celui d'après.

    (2005)

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Publié le 9 Mai 2023

    

     Frédéric la T. est un garçon avec lequel j’ai fait mes études au collège. Nous avons marché longuement côte à côte, au sens propre comme au sens figuré. C’était un « camarade de classe » quand j’habitais en banlieue. Sur les coteaux de la forêt qui occupait une grande partie de notre établissement, nous montions, je me souviens, en discutant de choses et d’autres. Il était très intelligent. Sans doute l’est-il encore aujourd’hui, car l'intelligence qu'il possédait était plutôt d’ordre scientifique. C’était un binoclard, inoffensif, scientifique par passion – peut-être même par résignation ?... Il était bossu, et les autres l’appelaient « boss ». Ses verres grossissaient démesurément ses yeux. Il était plutôt laid. Je me suis souvent demandé si c'était parce qu'il était laid qu'il avait préféré les maths aux matières littéraires – comme cela arrive parfois à certains esprits brillants, qui se détournent des choses physiques pour embrasser les hautes altitudes intellectuelles. Mais il ne semblait pas pouvoir devenir autre chose que scientifique. Il en parlait tout le temps. Encore aujourd'hui, j’imagine qu’il a dû souffrir s’il n’a pas embrassé une carrière de scientifique. Nous en discutions pas mal. Il me parlait démonstration, astrophysique, équations à deux inconnues. Pour ma part, je ne savais pas encore ce que je voulais faire, mais je savais que je voulais « chercher ». C'est quelque chose qui me tiraillait. Peut-être est-ce d'ailleurs ce qui a contribué à nous rapprocher. Mais « Boss », lui, ne parlait que de ça. La Recherche, la Recherche, et encore la Recherche. C'était son obsession. Il m’écoutait parfois, avec un petit sourire en coin – comme s’il voulait dire : « Cause toujours... Mais moi je sais ce que je veux faire ! ». Je lui enviais ce confort, cette fiabilité, cette absence de doutes... Il finissait par balayer tout ce que je disais du revers de la main. Mais comment pouvait-on s’intéresser à autre chose que la Recherche ?... Il m’entraînait parfois dans ses extrapolations, ses démonstrations, ses matrices à n dimensions. Peut-être s'imaginait-il que je pourrais un jour l'assister dans ses recherches ?... Mais je n'en serai jamais capable, car je n'étais qu'un scientifique tout ce qu'il y a de plus laborieux, et je crois que je n’étais à ses yeux qu’un personnage secondaire. Il ne m’estimait que parce que je m’intéressais à la « Recherche ». Et, lorsqu’il découvrit quelque temps plus tard un autre interlocuteur, il ne m’adressa plus la parole. Du jour au lendemain, il se mit à aller et venir à côté de ce nouveau compère. C'était un obscur petit être malingre, je me souviens, qui s'appelait Yann G. Ils marchaient de long en large, dans la cour. Ils discutaient de fission thermonucléaire, de théorie des cordes, de choses bien plus compliquées encore. Le monde, autour d'eux, ne semblait pas exister. La terre pouvait bien s’écrouler, et les saisons s'interrompre, eux ne se rendaient compte de rien. C'était comme si, parvenus au bout de cette cour dont ils auraient su par cœur les dimensions, s'était trouvé une sorte de fossé qu'ils auraient été les seuls à connaître. Et ils en revenaient... Il y avait, dans leurs allées et venues, quelque chose d'inéluctable, je me souviens, de fatal... C'était comme si, arrivés aux abords de ce gouffre qu'ils auraient été les seuls à voir, ils s'en étaient sortis au tout dernier moment, par une ultime pirouette de leurs deux jambes. Je me demande aujourd’hui où ils en sont... Travaillent-ils dans la recherche, comme ils l'ont toujours voulu ? Ou bien ont-ils été obligés de partir aux Etats-Unis, où les conditions pour faire avancer la science sont souvent bien meilleures ? Ont-ils fini par tomber dans ce gouffre qu'ils imaginaient devant eux, et qui se serait peu à peu agrandi, à la manière d'une ligne de faille, le long de laquelle leur penchant un peu monomaniaque pour la recherche et leurs allées et venues obsessionnelles les auraient irrémédiablement menés ?

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Publié le 25 Avril 2023

    

      C’est le ventre plein que nous reprenons le bus en direction de Puerto Madryn. Nous avons un trajet de douze heures de nuit. Les pistes sont chaotiques, et la halte dans le no man’s land de Paso de Los Indios m'est restée gravée dans la mémoire. Mines patibulaires, figures pâles et graves, ambiance de western. Même au milieu de la nuit, la ville a une vie propre. Des centaines de gars mal rasés attendent un improbable bus, qui les emmènera vers un improbable nulle part. La plupart boivent des bières, sur le côté. Certains nous dévisagent, à travers les vitres. Les voies sont bondées de monde. C'est comme si cette ville au nom si évocateur était le carrefour de toutes les lignes du centre de l'Argentine. Paso de Los Indios semble ce soir-là avoir une vie nocturne qui dépasse de bien loin son simple statut de ville-croisement. Je conserve de la suite de ce voyage une vision plus en sourdine : celle d'une petite fille qui dormait, sur la banquette. Elle se recouvrait peu à peu du sable qui rentrait par la fenêtre. Les cheveux d'abord auréolés par une large pellicule de poussière, puis la robe, et puis tout le reste du corps. Jusqu’à ne plus faire d'elle qu’une sorte de petit personnage, à la manière d'un grigri, recroquevillé sur la banquette, qu'un indien de la pampa aurait déposé là pour demander l'aumône, ou conjurer le sort de quelque malédiction qui aurait été jetée sur lui. 

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Rédigé par leboldu

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