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Publié le 19 Décembre 2012

         Vous a-t-on jamais parlé du papier toilette ouzbek ?... S’il existait une échelle pour mesurer le grain et l’efficacité du papier à gratter (et je ne doute pas, en y réfléchissant, qu’il doit en exister une), le papier hygiénique ouzbek serait certainement au plus haut degré de celle-ci. Un simple frôlement de la main peut provoquer une éraflure. Et je crois que l’on peut parler de sueurs froides à l’idée de se l’enfoncer plus avant dans certaines cavités de son intimité. De couleur grise, évoquant le béton, ou le parpaing, ce papier jouit d’un grain particulièrement incisif. Il n'est pas sans rappeler le côté grumeleux de certaines surfaces de tennis quick. Il est plutôt malléable, alliant la souplesse d’un morceau de toile de jute à l’aspect crénelé du papier crépon, et son indice de rugosité n’est pas le même selon les villes. A Samarkand, par exemple, en vertu je suppose de l’âge reculé de la cité, le papier est particulièrement rêche. Il développe par endroits des motifs ondulés, comme des sinuosités, qui peuvent faire penser à la trame des lignes de découpes géologiques. Celui de Boukhara, par contraste, est plus léger. Il est presque soyeux, peut-être à cause des générations de califes qui s’y sont succédées, et n’auraient pas supporté que le papier dont ils se servaient pour s'essuyer les fesses soit moins doux que les nuits de chine qu’ils passaient en compagnie de leurs amantes. Celui de Khiva est très sec, parce qu’il n’y a plus d’eau dans la région depuis longtemps. Quant à ceux de Tachkent et du Ferghana, ils sont au contraire particulièrement humides, accusant un indice d'hygrométrie atypique pour la région, et relevant pour l’utilisateur du véritable supplice lorsqu’ils ont à composer avec le misérable bout de buvard poisseux qui leur reste à la fin entre les doigts. Mais ce ne sont là que quelques exemples, remarquez, et il y en a probablement bien d’autres, sachant que le nombre des villes ouzbeks n’est pas indéfiniment extensible (contrairement à leur papier), et que la plupart des habitants se servent plutôt de leur main gauche pour leur hygiène intime. Mais ne boudons pas notre plaisir, sachons être beau joueur, et pratiquons avec sportivité toutes les variations dans les sévices que les habitants de ce fort joli pays au demeurant ont eu l'idée de s’infliger à leur propre derrière !

       Journal, 2005

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Publié le 10 Décembre 2012

 

       Lors de ma dernière ronde, j’avais les yeux fermés quasiment tout le long. Je ne les rouvrais qu’au moment de mettre la clef dans le boîtier d'assurance. Tout le reste, je le faisais penché, en avant, dans la position que j'occupais approximativement quelques instants avant : allongé, sur le divan. Je manquais de me cogner contre les murs. Si quelqu’un m’avait vu, il aurait probablement pensé à un zombi, ou à un robot, enchaîné à son boîtier d'assurance comme le bagnard à son boulet. Lorsque je me réveillais, je ne savais plus trop où j'étais. Je regardais, hagard, autour de moi. Je voyais une silhouette qui s'avançait dans la galerie ; et ça me ramenait à la réalité. La personne marchait, clopin-clopant. Puis elle s’engouffrait dans un couloir, ou dans un embranchement. C’était un peu irréel, je me souviens. Je la voyais rentrer, après lui avoir ouvert la grille. Et puis je la voyais marcher, dans le couloir - et puis tout à coup elle disparaissait, inexplicablement, happée par une porte ou par un couloir sur le côté. Je ne pouvais me défaire du spectacle de ce perpétuel escamotage. Où pouvait-elle donc être ? Dans quelle portion d’espace-temps s'était-elle échappée ?... Je tenais là un sujet d’écriture, je le sentais. Mais par où commencer ?

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Publié le 23 Novembre 2012

        Le souvenir de mes soirées à l’hôtel Liszt se résume donc à ces longues nuits de veille, passées à scruter dans le couloir, et à attendre. La lumière, peu à peu, s'estompait. Aux environs de vingt-deux heures, un gardien dont j’ai oublié le nom passait pour éteindre les luminaires, et plongeait le passage dans un éclairage très fin de siècle. On voyait tout au bout de la galerie le quadrillage en forme de herse de la grille. Progressivement, le calme investissait le passage, et l'étrange boyau de carrelage devenait très silencieux. On entendait du bruit à cinquante mètres. Au plafond, les verrières brillaient. Le parfum du bouquet de fleurs déployé dans le hall me parvenait aux narines. Je prenais place sur le canapé. Un interrupteur en forme de poire me permettait d’ouvrir le portail à distance. La galerie était alors plongée dans une sorte de léthargie pesante. Lumière diffuse, silhouettes qui passent et qui repassent dans le lointain, halo de lumière trouble du passage. Sonneries qui se répètent. Et puis nuits qui se répètent, bien sûr, nuits de Chine ou d’empois, nuits de lassitude et aux paupières lourdes, nuits blanches ou en pointillés. Ouverture des portails, mouvement des portes qui se referment, silhouettes des gens qui s'avancent dans le couloir. Fermeture puis réouverture des portes. Obligation de se lever pour aller leur ouvrir, et puis ensuite aller se recoucher. J’entendais quelquefois, comme une interférence, les échos de la rue en provenance des grands boulevards. Des bruits qui me paraissaient se rapprocher, au fur et à mesure que la résonance les répercutait dans le passage. Et puis j'apercevais le chassé-croisé des voitures, qui provenaient des grands boulevards, et dont les phares allaient et venaient en pinceaux de lumière, comme la lampe torche d'une patrouille de police qui aurait décidé d'y plaquer ses feux pour y chercher un fuyard ou un voleur.

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Publié le 12 Novembre 2012

   

     Dans mon quartier, il y avait un jeune dealer qui faisait du trafic, juste en bas de chez moi. De l’herbe, du shit, de la coke, tout ce qu'il pouvait. Il avait une grosse barbe marron, qui devait cacher des cicatrices, et des yeux noirs profonds. Il allait régulièrement en prison. Soit parce qu’il se faisait dénoncer, soit parce qu’un car de flics l’emmenait au moment où il exhibait trop ostensiblement ses savonnettes sur le trottoir, ses incarcérations étaient aussi régulières que redoutées. Chaque fois qu’il ressortait, il était encore plus déterminé qu’avant à entamer sa rédemption. Pour tout un tas de bonnes raisons, qu’il proférait à qui voulait bien l’entendre, Abdenur changeait alors de visage... Il avait l’air d’avoir pris de bonnes résolutions. Il vous parlait, le coeur sur la main, ou la main sur le coeur, c’est selon, en faisant des salamalecs. J’avais un ami chez qui il passait de temps à autre. Il prenait des airs de philosophe pour s'adresser à lui, caressant sa barbe, comme si elle était enduite de lotion parfumée. Il fumait la chicha. Il parlait de lancer une affaire dans le négoce. Il vous racontait des histoires du bled. Des histoires pas forcément reluisantes, mais qui montraient que lui aussi avait eu un passé, avant, « qu’il avait été un enfant…». Il avisait avec un air hébété les mouches qui voletaient autour de lui. Pendant ce temps, l’eau dans le réceptacle à chicha bouillonnait. Mon ami proposait : « Un petit pastis, Abdenur ?... Une anisette ? » Mais Abdenur prenait un air contrit pour lui répondre. Non, disait-il, il ne buvait plus d'alcool. Il avait pour ça une expression très imagée – que j'ai l'impression de l'entendre encore prononcer, en en parlant, et qu’il semblait lui coûter de dire : « L’eau, la source de la vie, mon ami... » disait-il, et il le répétait. Ce soir-là, comme prévu, mon ami lui proposa un verre d'apéritif et il lui dit : « Non, mon ami, juste de l’eau… la source de la vie. » Puis il le répéta. Mon ami demanda alors à sa copine d'aller lui chercher un broc d'eau, sans conviction. Abdenur acquiesça, et il tapota du bout d'une main sur la carafe : « Tu sais, mon ami, dans la vie il y a des moments où il faut savoir se remettre en question. Se tourner vers les choses essentielles, tout ça... Le shit, les petits trafics, c’est fini pour moi. Je vais me tourner vers des occupations plus gratifiantes, comme le commerce, ou l’aide aux personnes âgées, que sais-je… On ne peut pas vivre toute sa vie comme ça de petits expédients. C'est pas bon pour le karma... ». Et il lui faisait alors signe pour trinquer avec lui de loin, avec son verre d'eau, et il répétait : « L’eau... la source de la vie...». Et le lendemain, il était en prison. 

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Publié le 23 Octobre 2012

      Il est deux heures moins le quart. J’achève ma deuxième ronde. L’hôtel est calme, presque désert. Seuls trois clients restent encore à rentrer. Je ne les attends pas. Je m’allonge sur le divan, en sachant qu’à tout moment, l'un d'eux risque d'arriver. Qu'il pourrait me surprendre. Mais ça ne me fait ni chaud ni froid. La situation me plaît plutôt, même. J’entends les voix des gens qui s'avancent, dans le couloir. Des voix qui chahutent. Des petites voix nasillardes. Des voix chuintantes. Elles me semblent se rapprocher, sous l'effet de la caisse de résonance du passage. On a l'impression qu'elles pourraient rentrer à tout moment dans l'hôtel, et me prendre sur le vif (en flagrant délit d'inactivité sur mon canapé). J'entends leurs voix, invraisemblables du dehors... Assimbor Nibo glawob... Plutô ci plutô koi... Nassiyem Dalamidor ? 

      Les voix se sont estompées, à présent. Je me suis endormi. Mais au milieu de mon sommeil, des hommes ont fini par rentrer dans mon hôtel. Ils ont commencé à investir la réception. Ils n'étaient que deux ou trois, au début. Et puis ils ont continué à affluer. Ils me palpent et m'auscultent, à présent. Comme s’ils cherchaient à s’assurer que je suis bien là, dans l'exercice de mes fonctions... Je ne sais pas trop quoi faire. Je suis bien obligé de rester en éveil - et de me prêter à leur examen, ça pourrait être des types de la compagnie d'assurance... Ils continuent. On dirait des spécialistes qui vont à tout moment poser un diagnostic : "Peut continuer..." , "Dispensé..." Et puis, brusquement, ils s'évanouissent. Tout aussi fugaces qu'ils sont apparus, les hommes disparaissent, et je ne vois plus devant moi que quelques particules de poussière en suspens dans le cadre en bois de la devanture vitrée qui donne sur la galerie.

       Le passage est de nouveau vide. Il règne une lumière crépusculaire. Quelqu’un s’avance, au loin. Je ne vois pour l'instant que sa silhouette, qui progresse dans le couloir, dans l’arceau de lumière béant de la galerie. Mais il est encore loin. Et je ne sais pas s’il parviendra jusqu'à moi. Le passage est tellement long, et truffé d'anfractuosités... J’ai souvent l'impression que les gens vont arriver jusqu'à mon hôtel – mais la plupart du temps ils bifurquent, happés par une porte sur le côté, ou bien interrompus dans leur progression par un embranchement qui s'offrait à eux, et vers lequel ils s'engouffrent. 

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Publié le 16 Octobre 2012

       C’est la crise ! nous répète-t-on depuis des années. Le primeur, en bas de chez moi, justifie ça par la montée des matières premières, qui l’oblige à augmenter ses prix en conséquence. Mais c’est un véritable hold-up si l'on s'arrête à considérer le tarif des fruits exotiques, ou des légumes d'importation. Les prix dans l’immobilier, eux, connaissent un certain regain. Mais c’est à cause de la « crise »... Les agents immobiliers sont obligés d’apprécier leur marge pour compenser le manque à gagner de la débâcle de 2001, puis celle de 2003, et puis de 2008. Dans le monde politique, c’est un peu pareil. On ne peut pas employer le mot mais on peut assurément l'utiliser pour qualifier la mévente structurelle européenne que connaît notre continent, depuis... environ trente ans ?… Avant ce n’était pas la même chose, c’était une sorte de ralentissement des indicateurs, une difficulté à s’accorder autour des mêmes objectifs communs, un manque d’ambition globale... Mais aujourd’hui, avec l’affaire des « subprimes », le mot est lâché !... Quant à la crise de la dette, alors ? Que dire de la crise de la dette ?... Celle-ci, ce sont les politiques qui l’ont baptisée, et ils ne se sont pas trompés, même si elle n’est pas bien nouvelle non plus... Enfin ça fait toujours son petit effet dans les média. La crise financière ?... Celle-là, c’est la meilleure. Voilà des décennies que tout le monde investit sur des valeurs mobilières, histoire de gonfler son petit pécule, et le fait que tout à coup les bénéfices ne soient plus au rendez-vous l'autorise à se voir affublée du sacro-saint mot ! A croire que c’est une chanceuse, la crise financière, et qu’elle n’a même pas besoin d’être une vraie crise pour qu’on la baptise comme ça. La crise a probablement ses définitions, que le dictionnaire ignore… Et pendant ce temps-là, le petit primeur en bas de chez moi augmente ses prix sans discontinuer, les promoteurs doublent leurs commissions de fin de mois, et le manège pour enfants qui vient d'être installé sur la place du marché ne désemplit pas. Mais c'est la crise, vous répétera-t-on sur tous les tons. Et vous allez vous aussi finir par le répéter : c’est la CRISE !

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Publié le 9 Octobre 2012

 

      Les rondes du passage Jouffroy consistent à aller d’un bout à l’autre de la galerie, vers minuit, deux heures et quatre heures du matin. Aucune nécessité n'y préside, en dehors de la volonté de la société d’assurances qui gère le passage. Des années plus tard, je repenserai à ces épuisantes allées et venues, le plus souvent dans le coaltar, en hiver ou en été, dans la froideur du gel qui emprisonne le carrelage ou sur la tiédeur du pavé caniculaire. Je voyais défiler, endormi, les vitrines de toutes les sortes et de toutes les époques. Parallèles ou boisées, longues ou larges, déclives ou ornementées. Tout cela en une captivante ligne de fuite, penchée, sur le côté. Mais pour le moment, elles me cassent plutôt les pieds, ces rondes... Et je dois faire en sorte de les accomplir quand ça m'arrange. Une impression me revient. Lorsqu’on introduit la clef du « mouchard » dans le boîtier d'assurance, on se sent comme prisonnier. C'est comme si on ne faisait plus qu'un avec le passage. Comme si on était enchaîné au mur par la petite chaîne qui relie le boîtier à la clé, et cela crée, je ne sais pourquoi, une identification avec les lieux des plus étrange.

 

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Publié le 28 Septembre 2012

 

    Deuxième nuit. Je me dis d’emblée : ne serait-il pas intéressant d’écrire une nouvelle dans un hôtel ?... Un veilleur de nuit, qui découvrirait, disons, quelque chose de bizarre, ou bien qui discuterait avec des gens bizarres ?… J’y pense et puis j’oublie. Tous les ressorts de la narration m'ennuient. Je souffre d’un manque évident de formalisme pur. Je souffre de tout ce qui me retient de m'exprimer au grand jour. Alors, en attendant, du fond de cet hôtel où je veille la nuit, je regarde les gens passer.
    Lorsqu’on les voit entrer, on n’est jamais bien sûr qu'ils vont arriver jusqu’à mon hôtel. Il y a tellement de portes, sur le côté, de couloirs adjacents, que les gens peuvent bifurquer à tout moment. Il y a par ailleurs un autre hôtel qui se situe un peu plus loin, dans le passage (le Ronceray ***). Je les ai pourtant bien visionnés. Quand ils rentrent, ils s'avancent d'abord sur le carrelage. C’est comme s’il y avait une sorte d'instabilité dans ce passage, de volatilité due à l'ancienneté. J'imagine que c'est à cause de l'atmosphère, un peu diffuse, de l'ambiance dix-neuvième siècle. On a le sentiment d'être dans une perpétuelle brume. A l’image d’un voyage que l'on accomplirait dans une autre époque, j'ai l'impression que chaque pas risque de les mener vers un autre cadre. Et que chaque boutique dans laquelle il serait amené à rentrer pourrait s'avérer être un décor qui correspondrait à cette même boutique dans un autre temps.   

     A venir :  Veilleur de nuit (III)

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Publié le 14 Septembre 2012

 

    Me voilà installé. Je suis assis derrière un haut secrétaire en bois, façon guichet d'employé des postes, au siècle dernier. Je l’ignore encore mais un peu plus de dix ans plus tard, j'occuperai à peu près la même situation. J’aurai commencé à "faire carrière" dans l’hôtellerie, sans même m’en rendre compte, comme ça devait probablement être écrit dans mon cv : tout écrivain qui n'a pas encore trouvé son lectorat se doit d'endurer au moins dix années dans le hall calfeutré d'un hôtel de charme. Me voilà contraint de m’y plier, pour une bonne décennie entrecoupée de jobs miteux dans l'animation, l'œnologie, ou la haute voltige photographique. Je suis veilleur de nuit à l’Hôtel Liszt, passage Jouffroy, 9ème arrondissement. Rien d’extraordinaire ne devrait m’arriver... Probablement de temps à autre un client saura pimenter la routine des rondes que je dois accomplir, toutes les deux ou trois heures. Mais à part ça, il me faudra me contenter du cachet dix-neuvième de cet hôtel avec son hall lambrissé, ses chambres toutes dissemblables, et ses clients plus ou moins triés sur le volet. Ici on aime le vieux... Il faut se le dire. Même les téléphones sont à l’ancienne, avec leur combiné recourbé, et certains fauteuils seraient dignes d’entrer au musée Grévin. (Enseigne qui se trouve être notre voisine, en passant.) L’hôtel n’est pas informatisé. On a renoncé à y mettre des ordinateurs depuis qu'on a développé les charmes du planning en carton au format A3. J'ai l'impression de vivre dans une autre époque. Il suffit du reste d’arpenter le passage Jouffroy pour se sentir projeté dans un autre siècle. En longeant les vitrines de ses boutiques hors du temps, avec leurs vieilles cartes postales, leurs stands de BD vintage, leurs jouets en bois manufacturés... Je réalise alors, dans un éclair de morbide lucidité, que quel que soit le lieu où j'ai été sur terre, j’aurais toujours voulu être ailleurs. Je voudrais marcher là en passant par ici. Je voudrais manger ça en croyant boire ceci. Ne serai-je donc jamais content là où je suis ?
 

    Ce post entame une série de textes sur le « job » de veilleur de nuit. 

Veilleur de nuit (II)

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Publié le 10 Juillet 2012

        Ravshan est officier au Foreign Office de l’aéroport national de Tachkent. Je suis obligé de le voir pour un papier qui me permettra de prendre un vol dans le pays. Comment parler de lui ?... C'est probablement le type même du fonctionnaire réchappé de l’ère soviétique. Qui a conscience de son importance... et qui prend un malin plaisir à tout emberlificoter - sans oublier de se parer au passage de l'aura que lui confère son statut de petit chef. D’assez belle corpulence, paraissant presque suffoquer dans son costume gris trop serré, ses narines s’enflent sous l'effet du contentement de soi. Il préside aux mille et une petites secousses qui ébranlent chaque jour l’aéroport de Tachkent. On se presse pour le voir dans les couloirs. On murmure son prénom avec déférence. On fait la queue devant sa porte. Quand je finis par être introduit dans le minuscule office qui lui sert de bureau, j'ai été obligé de déambuler pendant plus de vingt minutes - dans un dédale de couloirs qui sont escamotés derrière une porte coulissante. Devant moi, Ravshan examine mon cas avec suffisance. Il cherche à la surface de son bureau quelque chose qui lui permettrait d'y échapper. Mais il ne trouve pas et, de guerre lasse, me déclare avec un je ne sais quoi de satisfait dans la voix :
     « I will have to take a decision after !… »
     S’ensuivent d’autres dossiers, ponctués de coups de tampons par le fieffé coquin, qui s'évertue à les frapper avec une fougue toute administrative. L’attente est longue, mon temps précieux (j’ai encore une correspondance à prendre dans le pays), et le peu de cas que semble faire Ravshan de mon dossier n’est sans doute qu’un atermoiement de plus dans la comédie qu’un petit fonctionnaire se joue à lui-même. Mais je suis à sa merci. J'attends mon tour. Dans l’espoir d’un petit bakchich, Ravshan examine désormais tous les dossiers qui ne sont pas le mien, et il lève de temps à autre ses paupières lourdes dans ma direction avec un petit air qui semble dire : « Bienvenue en Ouzbékistan...»

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